Les lobbys de l’industrie du tabac pèsent lourd dans notre pays alors que le Parlement est réticent à prendre des mesures restreignant la liberté et l’économie. La situation met la Suisse en retard en matière de lutte contre le tabagisme par rapport à ses voisins européens.
Il faut en moyenne travailler 14 minutes en Suisse pour pouvoir s’offrir un paquet de cigarettes. En comparaison, les Hongrois ont besoin de 45 minutes, les Anglais de 36 minutes et les Français de 32 minutes. Les fumeurs suisses sont particulièrement bien lotis comme le montre l’Association suisse de prévention du tabagisme sur son site.
Le prix n’est pas le seul facteur qui distingue notre pays de ses voisins européens. Dans un classement publié l’an dernier par l’Association des ligues européennes contre le cancer, la Suisse fait partie des mauvais élèves dans la lutte contre le tabagisme. Sur les 35 pays comparés, elle pointe au 21e rang. La Confédération obtient notamment la plus mauvaise note d’Europe concernant les mesures prises contre la publicité pour le tabac. Au niveau mondial, la Suisse est un des derniers pays à ne pas avoir ratifié la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac.
Les statistiques témoignent de cet état de fait. Comme l’indique le Monitorage suisse des addictions, la part de fumeurs au sein de la population suisse est stable depuis une dizaine d’années après une baisse entre 2005 et 2008.
L'industrie du tabac présente en force
La Suisse est la terre d’accueil de plusieurs cigarettiers. Notre pays compte le siège de deux des quatre multinationales de l’industrie du tabac sur son territoire, Philip Morris International à Lausanne et Japan Tobacco International à Genève. Cela sans compter l’importante présence de British American Tobacco à Boncourt, dans le Jura, et à Lausanne. « Ces sociétés ont une influence considérable au Parlement », souligne la porte-parole d’Addiction Suisse, Corine Kibora.
Le CIPRET-Vaud a récemment sorti une brochure sur les pratiques d’influence de ces multinationales. Il y dénonce un lobbying pas toujours transparent sous la coupole fédérale. « Malgré l’existence d’une liste avec les personnes accréditées, le mandat principal et le lien d’intérêt ne sont pas précisés. Or, c’est souvent une agence de relations publiques qui est indiquée : les entreprises de tabac pour lesquelles les lobbyistes travaillent ne sont ainsi pas identifiés », peut-on lire dans le document. « Nous n’avons pas de chiffres précis mais on constate un certain déséquilibre », souligne la responsable de cet organisme de prévention, Karine Zürcher. Un avis partagé par le conseiller aux Etats (PS/BE), Hans Stöckli. « On ressent une énorme pression. C’est incroyable comme ils sont organisés », indique-t-il. Selon la responsable politique de la Ligue pulmonaire suisse, Elena Strozzi, les milieux de la santé publique ont du mal de rivaliser.
AUDIO: Elena Strozzi, lobbyiste pour la santé publique
Le son de cloche est différent de l’autre côté de l’échiquier politique. Le conseiller national (UDC/NE) Raymond Clottu assure que les deux lobbys se battent à armes égales à Berne.« Les lobbys de la santé sont très bien représentés. Il n’y a aucun souci à se faire. Lorsque j’étais députée, ils nous envoyaient très régulièrement le résultat d’enquêtes, d’analyses concernant les cigarettes et les maladies qu’elles peuvent provoquer chez les consommateurs », indique de son côté l’ancienne conseillère nationale (PLR/NE) Sylvie Perrinjaquet qui fait désormais du lobbying pour Philip Morris. Selon elle, la transparence dans le domaine est suffisante et les lobbys identifiés comme tels.
AUDIO: Sylvie Perrinjaquet, lobbyiste pour Philip Morris
Des lobbys particulièrement présents en Suisse
Par rapport aux pays qui nous entourent, le lien entre économie et politique est particulièrement fort en Suisse selon Jacques Olivier. Ce doctorant à l’Université de Lausanne a étudié l’activité des cigarettiers suisses entre 1960 et 2000. Pour lui, plusieurs raisons expliquent cette situation. L’une des principales réside dans la manière de fonctionner de notre législatif qui est un Parlement de milice. « La plupart des parlementaires ont un lien avec le privé », souligne Jacques Olivier.
Ses recherches montrent que l’industrie du tabac a directement et fortement influencé la législation antitabac à l’époque. L’association suisse des fabricants de cigarettes (aujourd’hui Swiss Cigarette) avait instauré une commission scientifique qui s’attachait notamment à démontrer les effets bénéfiques de la cigarette pour contrebalancer les effets négatifs dont on commençait à entendre parler. « La commission entretenait un certain doute, une controverse quant à la nocivité de la cigarette », indique Jacques Olivier.
Sa thèse se base sur toute une série d’archives des cigarettiers. On y retrouve notamment des documents faisant état de contributions financières à des partis de droite mais aussi de rencontres avec des parlementaires ainsi qu’un conseiller fédéral. « Dans un document, un cigarettier dit expressément que grâce à l’intervention de la commission un projet visant à mettre des restrictions à la publicité a pu être retardé. On peut vraiment constater que l’activité de cette commission a eu des effets sur la mise en place de mesures de santé publique », conclut le doctorant de l’Université de Lausanne.
Dans le courant des années 90, les cigarettiers ont toutefois reconnu la nocivité de leurs produits. Ils n’ont donc plus eu besoin de cette commission scientifique. Jacques Olivier précise que, selon toute vraisemblance, l’organisme a été dissout. « La recherche est maintenant réalisée de manière interne par les fabricants eux-mêmes ou par des mandats à des chercheurs externes », ajoute-t-il.
Selon le CIPRET-Vaud, la stratégie de l’industrie du tabac n’a pas tellement changé aujourd’hui. L’organisme évoque encore de nos jours des intrusions dans la recherche scientifique. « Des chercheurs de l’Université de Zurich ont été payés par Philip Morris pour réaliser des études sur le paquet neutre en Australie », explique Karine Zürcher, la responsable du CIPRET-Vaud. Ils ont conclu que la mesure n’avait pas eu d’effets sur le nombre de fumeurs alors que des études indépendantes ont prouvé le contraire.
VIDEO: Animation réalisée par le CIPRET-Vaud pour faire connaître les pratiques d’influence de l’industrie du tabac
Le grand coup de pouce de l’économie
L’industrie du tabac n’est pas seule dans sa lutte contre les mesures antitabac. Ses lobbyistes peuvent compter sur le soutien de nombreux acteurs économiques. Tous se sont regroupés il y a une dizaine d’années au sein de l’Alliance des milieux économiques pour une politique de prévention modérée. L’association est chapeautée par l’Union suisse des arts et métiers (USAM). Swiss Cigarette, Communication Suisse (anciennement Publicité Suisse) ou encore l’Union patronale suisse en font partie. « Ces organisations se mobilisent pour défendre les intérêts de l’industrie du tabac qui reste en retrait. Elles prennent la parole à sa place », indique Karine Zürcher, la responsable du CIPRET-Vaud.
AUDIO: Une stratégie à laquelle la responsable politique pour la Ligue pulmonaire suisse, Elena Strozzi, a été confrontée
Le fameux libéralisme helvétique
Plusieurs démarches visant à corriger le retard pris par la Suisse dans la lutte contre le tabagisme ont échoué dernièrement devant le Parlement. En 2016, les chambres n’ont pas souhaité restreindre la publicité. Les parlementaires ont également refusé l’hiver dernier de donner au Conseil fédéral la compétence d’augmenter le prix des paquets de cigarettes. Au final, aucune avancée significative n’est constatée dans le domaine depuis 2010 et l’interdiction de fumer dans les lieux publics.
VIDEO: La conseillère nationale (PS/GE) Laurence Fehlmann Rielle analyse ce blocage
« La tendance libéraliste du Parlement se voit aussi pour d’autres sujets de santé publique », indique Corine Kibora d’Addiction Suisse. On constate un désengagement de l’Etat. L’industrie du tabac profite du contexte politique non-interventionniste », postule de son côté la responsable du CIPRET-Vaud.
La liberté du commerce est d’ailleurs l’argument principal mentionné par ceux qui s’opposent à l’interdiction de la publicité. « Il faut trouver un certain équilibre mais je crains qu’à force de tout interdire on tombe dans les extrêmes », estime le député Raymond Clottu. « Ce n’est pas en nous dictant notre façon de vivre que l’on va changer le comportement des fumeurs », ajoute la secrétaire générale de l’Alliance des milieux économiques pour une politique de prévention modérée, Hélène Noirjean.
AUDIO: La lobbyiste pour Philip Morris, Sylvie Perrinjaquet, est également d’avis qu’il ne faut pas négliger l’aspect économique
Les solutions pour contrer le Parlement
Après le rejet de son projet en 2016, le Conseil fédéral a retenté sa chance en décembre dernier. Il a mis un nouveau texte en consultation qui ne propose plus que quelques restrictions à la publicité, notamment dans les journaux gratuits ou encore sur les étals des points de vente qui se situent au niveau des yeux des plus jeunes.
Pour les milieux de la prévention, le projet ne va pas assez loin. « Cette nouvelle loi n’est pas glorieuse du tout », déclare Jean-François Etter, professeur de santé publique à l’Université de Genève et spécialiste de la dépendance et de la prévention du tabagisme. Le conseiller aux Etats, Hans Stöckli, déplore également de faibles mesures. Il s’est associé à des médecins, pharmaciens et diverses associations pour lancer une initiative populaire. L’objectif est d’aller plus loin et de bannir également la publicité dans la rue ou encore dans les festivals.
Les nouvelles technologies médiatiques pourraient aussi avoir leur rôle à jouer. Le CIPRET-Valais avait été précurseur en lançant il y a quelques années le programme « J’arrête du fumer » sur Facebook. Un programme qui s’était exporté dans toute la Suisse romande. « Le fait d’être sur les réseaux sociaux visibilise l’engagement des participants. Ils sont ensuite attendus au tournant par leurs amis et connaissances », indique le responsable du centre de prévention valaisan, Alexandre Dubuis.
VIDEO : Il s’agit désormais de développer de nouveaux outils sur d’autres plateformes selon Alexandre Dubuis du CIPRET-Valais
A défaut de pouvoir agir au niveau fédéral, les organismes de prévention entendent aussi miser sur les cantons. Certains ont été précurseurs pour interdire la fumée dans les lieux publics alors que d’autres ont déjà franchi le pas pour la publicité. « On essaie d’avancer petit à petit », indique Karine Zürcher. Pour Jean-François Etter, le changement ne viendra toutefois pas du politique mais des nouvelles technologies. Le professeur de l’Université de Genève évoque notamment les cigarettes électroniques et les cigarettes IQOS sans combustion. Selon lui, ces nouvelles méthodes permettront de réduire le nombre de fumeurs traditionnels. « Pas sûr », rétorque toutefois la responsable du CIPRET-Vaud. « On ne possède encore pas assez de données concernant les effets des cigarettes IQOS sur la santé », souligne Karine Zürcher. Cette dernière estime aussi qu’il faut éviter que ces nouvelles modes n’élargissent le nombre de fumeurs.
Quoiqu’il en soit, les pistes ne manquent pas pour tenter de contrer l’immobilisme du Parlement suisse. Reste à savoir si elles seront suffisantes pour faire baisser significativement le nombre de fumeurs ou s’il faudra attendre un changement des fronts politiques sous la coupole fédérale.
Texte : Alexandre Rossé/Photos : Keystone+Alexandre Rossé