21C

L’impossible vie des exclus du numérique

Déclaration d’impôt en ligne, E-banking, achats sur Internet, recherche d’emploi et rencontre en visio… En deux décennies, le digital s’est inséré dans tous les secteurs de notre vie quotidienne. Pourtant, un Suisse sur quatre – pas forcément les plus âgés- restent à la traine. En 2022, est-ce encore vivable ?

Devant sa tasse de café, Laurence Notari, vendeuse genevoise en recherche d’emploi de 51 ans, s’impatiente. Sur son smartphone, elle tapote furieusement. C’est qu’elle essaie de consulter sa boite mail. Elle attend un message important de sa conseillère chômage, mais ne parvient pas à se connecter.

La quinquagénaire sait que le calvaire n’est pas terminé : après avoir retrouvé son mot de passe, il lui faudra répondre. Probablement envoyer un document. L’angoisse monte déjà. « Quand j’ai dû envoyer pour la première fois des documents par voie électronique, je n’ai même pas réussi à les scanner… j’en ai pleuré. Sur internet, il y a des boutons partout, je ne comprends pas où je vais. Le virtuel, c’est du vent! Pourquoi nous forcer à l’utiliser ?»

Laurence, en recherche d’emploi et réfractaire au numérique, est consciente qu’elle devra surmonter son aversion.

Dans une société toujours plus connectée, Laurence est-elle un cas à part, victime de sa mauvaise volonté, ou bien l’incarnation de cette « fracture digitale » contre laquelle la Confédération, les cantons et des associations spécialisées luttent? Finalement, que signifie être en rupture numérique à l’ère du presque tout digital ?

Rupture numérique, une réalité? 

« Fracture digitale » : l’expression est révélatrice. Il y aurait, dans notre société, un fossé entre ceux qui savent et les autres. Pourtant, ces « autres » sont difficiles à repérer tant leur profil varie. Pour Alexander Barclay, délégué au numérique du Canton de Genève, « la fracture digitale est un réel enjeu. Cependant, il faut relever que ce concept couvre des réalités diverses et complexes. On peut dire qu’elle est souvent le reflet d’autres fractures (économiques, sociales, éducatives, géographiques, culturelles, etc.). »

Trois points la définissent: l’accès aux moyens techniques (smartphones, ordinateurs, accès internet), les raisons pour lesquelles on les utilise (professionnel, privé, loisir) et les compétences que l’on a développées. Alors, de l’octogénaire qui appelle en visio ses petits enfants mais qui ne parvient pas à envoyer un e-mail ou du trentenaire fan de jeux vidéos qui ne sait pas postuler à un job en ligne, lequel est « fracturé » ?

Les deux. « Les usagers ne sont pas complètement connectés ou complètement déconnectés, détaille Mathieu Delaloye, chercheur à l’Institut de recherche en informatique de la HES-SO Valais et spécialiste du lien entre fracture numérique et inclusion. En Suisse, 93% de la population possède une connexion internet. Mais tout le monde n’a pas le même problème. »

Et pour cause: d’après l’étude « Profil des utilisateurs d’utilisateurs d’internet en 2019 » effectuée par l’Office fédéral de la statistique, 97% des habitants entre 15 et 88 ans vont sur le web. Et qu’y font-ils? Des démarches, des achats et du réseau social. TikTok et Instagram, les plateformes stars des moins de 25 ans, n’ont plus de secret pour eux. En 2021, 67% d’entre eux affirmaient y passer plus de 3 heures par jour. Pourtant, 10% de ces « digital natives », nés à l’ère d’Internet, ne possèdent pas les compétences numériques de base.

« TikTok, super simple! Gmail, c’est quoi? »

En Suisse, un jeune sur dix est « fracturé. » C’est le résultat d’une étude de 2019 commandée par l’Organisation de coopération et de développement économique. Envoi d’email, ajout de pièce jointe, mise en forme d’une lettre sont un problème pour eux. Pourtant, ils sont très -trop?- à l’aise sur leur smartphone. Pour eux, l’entrée dans la vie active est un véritable casse-tête.

Matéo, 23 ans, est en pleine recherche d’emploi. Problème de taille: il ne parvient pas à envoyer son dossier de candidature par email ou via les plateformes des entreprises. « Mon CV est sur une clé USB, mais je ne sais pas le mettre dans un email. J’ai d’ailleurs dû me créer une adresse Gmail … Je ne connaissais pas avant de chercher un travail. Gmail, c’est quoi? »

Comment expliquer que dans l’un des pays les plus riches et les plus connectés au monde, une partie des jeunes soient en décrochage numérique? Pour Mireille Betrancourt, professeure en technologies de l’information et processus d’apprentissage à l’Université de Genève, c’est en partie la faute d’une vieille croyance.

AUDIO – Mireille Betrancourt, professeure à l’Université de Genève: « On a toujours pensé que les jeunes allaient développer naturellement des compétences numériques. C’est faux.»

E

Matéo, lui, pointe du doigt le manque d’enseignement des outils numériques à l’école. « Finalement, en tant que jeune, on n’a pas forcément besoin d’utiliser des mails ou des pièces jointes avant d’entrer dans la vie active. Je pense que si j’avais été confronté plus tôt à ces sujets-là, je n’aurais pas ces difficultés aujourd’hui. »

Si la pandémie a révélé de façon plus prégnante encore les inégalités numériques chez les jeunes, les cantons romands travaillaient déjà sur la question depuis 2018. Le Plan d’étude romand du numérique est en cours de déploiement dès l’école primaire. Au menu, découverte des outils digitaux (ordinateurs, tablettes, logiciels) et apprentissage des bons usages.

Pour Djemâa Chraïti, directrice de la Cité des Métiers de Genève et à l’origine de la seule permanence numérique destinée aux jeunes du canton, le problème vient en partie du décalage entre l’usage ludique et l’usage professionnel qu’ils font des outils digitaux.

AUDIO – Djemâa Chraïti, directrice de la Cité des Métiers de Genève:   jeunes ne savent pas utiliser les outils informatiques pour des usages professionnels »

Les démarches en ligne, bête noire des « fracturés »

Si la crise sanitaire, avec la fermeture des guichets et des services à la population en « physique », a forcé une majorité des Suisses à utiliser les outils numériques, une petite partie d’entre eux résiste encore et toujours à l’avancée de la cyberadministration. En cause : le manque d’ergonomie des sites et la méconnaissance du fonctionnement d’internet.

« Ce qui me dépasse dans le digital, c’est toutes les ramifications, affirme Mathias, 21 ans, maraicher à Troinex (GE). On se perd vite dans les interfaces, rien n’est logique, tout est tarabiscoté, et surtout tout va trop vite. Tellement vite que le jeune homme a choisi son métier de maraicher parce qu’il n’avait rien à voir avec le numérique. « Etant limité rien que par l’envoi d’un CV via une plateforme, imaginez si j’avais décidé de travailler dans un secteur qui utilisait l’informatique au quotidien, s’amuse Mathias. C’est pour ça que j’aime mon métier de maraicher: c’est simple, clair, direct. Je m’occupe de mes fruits et légumes, et si je m’en occupe bien, ils poussent comme il faut. Avec l’informatique, tout est compliqué. »

Plein de gens, comme moi, se retrouveront sur le carreau Laurence Notari

Comme Mathias, Laurence évite autant que possible les démarches en ligne: « J’essaie au maximum de me déplacer au guichet, de payer mes factures à la poste, de retirer de l’argent à la banque… J’en profite, je sais qu’un jour je ne pourrai plus le faire, argue-t-elle. Et j’ai peur que ce jour arrive bientôt, tellement les institutions et les entreprises militent pour tout faire en ligne. Plein de gens, comme moi, se retrouveront sur le carreau. C’est une honte. »

VIDEO – Pour Laurence, le numérique est source d’obstacles dans sa vie quotidienne.

Une Suisse numérique pour 100 millions de francs

Comme le craint Laurence, l’avenir des administrations suisses se fera-t-il uniquement sur Internet? C’est un non clair et net de la part de la Confédération. La stratégie « Suisse numérique » du Conseil fédéral, actualisée tous les deux ans, fait office de ligne directrice en la matière.   à d’autres pays européens, la cyberadministration suisse ne mise pas sur le tout-numérique (« digital only ») mais elle lui donne la priorité (« digital first »), explique Florian Imbach, responsable de l’information de la Chancellerie fédérale.

Ce principe signifie qu’il est prévu de maintenir les démarches analogiques éprouvées (par ex. guichet, courrier postal). » Le but? « S’assurer que personne ne sera laissé de côté. » affirme le communicant.

Pour ce faire, la Confédération a alloué en 2020 100 millions de francs à l’amélioration de ses prestations en ligne, répartis sur cinq ans. Au menu, refonte des sites web et des formulaires, traduction automatique pour faciliter les démarches des personnes migrantes et rendre accessible les ressources en ligne aux personnes âgées et en situation de handicap, principalement visuel.

Du côté des cantons, même son de cloche. À Genève, pas question de supprimer les guichets physiques, c’est même inscrit dans la loi. De son côté, Vaud continue de garantir à ses habitants le maintien des guichets dans ses administrations, en  précisant ça ne coutera pas plus cher au contribuable.

Charlène, retraitée, craint d’effectuer des achats en ligne.

Oui, mais comment faire quand certains services en lignes ne mettent plus de personnes physiques à disposition des utilisateurs? Charlène et Edgar, retraités de 82 et 84 ans, en ont fait les frais. « On a acheté des billets d’avion sur internet, mais on a été facturé 500.- de plus. On a essayé d’appeler le site, mais tu n’arrives pas à communiquer avec eux! On a dû passer par la banque qui nous a aidé à récupérer l’argent, 3 mois plus tard. » Echaudés, les deux retraités n’osent plus acheter eux-même sur internet: leur fils le fait pour eux.

Appeler sa mère ou choisir l’indépendance?

Alors, comment permettre aux exclus (ou semi-exclus) du digital d’acquérir une autonomie digitale de plus en plus indispensable? Les proches restent le premier recours. Quand Mathias est obligé d’effectuer une démarche en ligne, c’est sa mère qu’il appelle,« alors que c’est moi qui devrait l’aider », soupire-t-il. Laurence compte aussi sur son fils, même si elle doit attendre plusieurs jours.

Pour les plus motivés, des associations proposent des cours de rattrapage pratiques et variés: usage des réseaux sociaux, envoi de mail, aide pour remplir les formulaires en ligne… A Yverdon-les-Bains, les Cafés Wifi, financés par le Conseil des seniors de la ville, rencontrent un franc succès.

VIDEO – Pour Jean-Marc Poulain, président des Cafés Wifi d’Yverdon, l’intérêt des rencontres entre seniors va au-delà de l’aide numérique.

Pour autant, la question demeure: le soutien apporté tant par les associations de terrain que par les proches permettra-t-il d’avancer aussi vite que la numérisation ? Mathias, lui, n’est pas optimiste. « Parfois, je me pose des questions sur mon avenir. Je n’ai que 21 ans mais j’ai l’impression d’avoir les mêmes compétences qu’une personne de 60. Ce n’est pas péjoratif mais, comment je ferai dans 20, 30, 40 ans, lorsque le digital aura encore gagné du terrain? »

Texte Léa Sélini
Photos et multimédias Juliette Jeannet, Léa Sélini, Pixabay

read more: