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La droitisation de l’occident met-elle à mal la condition des femmes?

Droitisation de l'Occident: une menace pour la cause féministe?

Alors que l’Occident bascule vers la droite, les droits des femmes se retrouvent de plus en plus fragilisés. Cette enquête explore les liens entre la montée du conservatisme et les reculs des acquis féminins, de la Suisse aux États-Unis en passant par l’Italie et Internet.

L’Occident traverse un virage à droite, marqué par l’ascension de partis conservateurs et nationalistes. Des événements récents, comme la victoire de l’extrême droite aux élections législatives autrichiennes du 29 septembre, illustrent cette tendance. Cependant, il est essentiel de noter que toutes les droites ne se valent pas. Aux États-Unis, la droite est fortement conservatrice, influencée par des valeurs religieuses très ancrées, alors qu’en Suisse, par exemple, la droite présente plusieurs niveaux de modération. Selon Lukas Macek, spécialiste des politiques européennes, on peut davantage parler d’un « renouveau du conservatisme » que d’une simple montée uniforme de la droite : « La droite n’a pas le même visage selon les pays. En France, par exemple, Giorgia Meloni est perçue comme d’extrême droite, alors qu’en Italie, elle est classée au centre-droite ».

Cette droitisation ne se limite pas à la politique économique ou aux questions d’immigration ; elle touche aussi profondément les droits des femmes. De la Suisse aux États-Unis en passant par l’Italie, on observe une remise en question des acquis féministes, souvent en lien direct avec des valeurs conservatrices, religieuses ou nationalistes. Aux États-Unis, l’influence des chrétiens évangéliques sur la droite républicaine a contribué à l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, tandis qu’en Italie, certains médecins refusent de pratiquer l’avortement pour des raisons de foi. En Suisse, même si les débats sont plus nuancés, la montée du conservatisme au sein du parlement a également un impact sur les réformes progressistes concernant les droits des femmes.

À travers cette enquête, nous allons explorer ces dynamiques à l’œuvre dans plusieurs pays, en commençant par la Suisse, pour mieux comprendre comment le virage à droite affecte les droits des femmes.

La droite suisse : compromis, conservatisme et féminisme divisé

En Suisse, la droite est hétérogène, avec des courants allant du centre-droit modéré au conservatisme plus radical de l’Union Démocratique du Centre (UDC). Ce paysage politique complexe rend les débats sur les droits des femmes particulièrement difficiles. Céline Vara, conseillère aux États pour les Vert-e-s (NE), évoque régulièrement les obstacles qu’elle rencontre au Parlement. Elle critique l’attitude sexiste des membres les plus conservateurs : « En Commission, fin 2023, dès que j’ai pris la parole, le Président m’a coupée et m’a dit que je devais me dépêcher. Ce qu’il n’a pas fait un jour avant quand deux élus hommes nous ont fait perdre une heure sur notre programme. J’ai évidemment réagi, mais ça n’a pas empêché Marco Chiesa et Thierry Burkart (respectivement UDC et PLR, ndlr) de rouler des yeux parce que je m’étais permise de répondre »​.

Suisse: Force des partis au Parlement depuis 1991

L’UDC, parti le plus représenté au Parlement, est souvent perçu comme un frein aux réformes en faveur des droits des femmes. Johanna Gapany, sénatrice du Parti libéral-radical (PLR, FR), note que même si des progrès ont été réalisés, notamment sur la question de la garde des enfants, « cela reste insuffisant pour permettre aux femmes de concilier pleinement travail et famille »​. La politique de la droite suisse, bien qu’elle ne soit pas toujours ouvertement hostile aux femmes, favorise indirectement une vision traditionnelle de la famille. Ce cadre ralentit considérablement l’adoption de mesures plus progressistes, comme l’allongement du congé maternité ou l’égalité salariale.

Léa, porte-parole du collectif féministe Nemesis, représente un féminisme ancré à droite. Ce collectif, qui critique l’immigration et ses supposés impacts sur les violences sexuelles faites aux femmes, montre que certaines idées féministes peuvent coexister avec des valeurs conservatrices : « Nous nous tournons vers la droite parce qu’elle se soucie des problèmes d’immigration, qui impactent aussi la condition féminine »​. Cette approche illustre bien la fragmentation du féminisme suisse, où certains mouvements défendent des idées proches du conservatisme, notamment sur la question des étrangers et de la sécurité.

En Suisse, le lien entre le virage à droite et la condition féminine n’est pas aussi direct qu’ailleurs, mais une brève recherche sur le portail de la Confédération Curia Vista révèle qu’une majeure partie des objects consacrés aux droits des femmes débattus à Berne sont déposés par le Parti socialiste (PS) ou les Vert-e-s. Le conservatisme relativement modéré trouve un parallèle en Italie, prochaine étape de notre voyage, mais sous des traits plus radicaux, avec la figure de Giorgia Meloni.

L'Italie de Giorgia Meloni : une féministe conservatrice?

Animation: Pierre Ballenegger

L’Italie, sous la direction de Giorgia Meloni, première femme présidente du Conseil, est en proie à des dynamiques similaires. Meloni, bien qu’elle soit une figure de proue du conservatisme italien, n’est pas pour autant une féministe au sens progressiste du terme.

Elle défend des valeurs très traditionnelles. Selon Marc Lazar, spécialiste des gauches et de la vie politique italienne, ses mots d’ordre sont: « Dieu, famille, patrie ». Elle se concentre sur la relance de la natalité, tout en maintenant le droit à l’avortement sous des formes restreintes

Malgré la loi qui autorise bel et bien l’avortement en Italie, dans les faits, de nombreux médecins, notamment dans les régions conservatrices, refusent de le pratiquer par conviction religieuse. Cette situation rend l’accès à l’IVG particulièrement compliqué pour les femmes dans certaines zones, renforçant indirectement la vision traditionnelle de la famille et de la maternité, que Meloni promeut par des mesures fiscales incitatives.

La montée de Meloni et de son parti Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) reflète une tendance à associer des valeurs conservatrices avec la protection des femmes. Cependant, cette « protection » est souvent interprétée dans une optique paternaliste, où le rôle des femmes est principalement vu sous l’angle de la maternité. Cette vision s’oppose à l’idée de libération féminine et d’égalité des sexes.

La persistance du machisme culturel en Italie s’illustre tragiquement dans les violences faites aux femmes. Le féminicide de Giulia Cecchettin a provoqué des manifestations massives dans tout le pays, fin 2023, dénonçant la violence de genre et l’inaction des autorités. En réponse, le gouvernement italien a adopté des projets de loi visant à améliorer la prévention des féminicides et la protection des victimes. Cependant, pour de nombreuses associations féministes, ces changements restent insuffisants et surtout trop concentrés sur des réponses répressives, sans attaquer les racines culturelles du problème.

Ci-dessus: Manifestations de soutien à Giulia Cecchettin. Comme dans de nombreuses villes, cette victime de féminicide est devenu le symbole d’une lutte. / YouTube

Envolons-nous maintenant vers les État-Unis, où ce lien entre conservatisme religieux et droits des femmes s’est affronté dans les rues, lorsque la Cour Suprême a annulé l’arrêt Roe v. Wade, révélant ainsi la profonde influence des valeurs chrétiennes sur la politique.

Roe v. Wade et l’Amérique conservatrice : un retour en arrière pour les femmes

Animation: Pierre Ballenegger

Aux États-Unis, l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade en 2022 a marqué un tournant décisif dans la remise en question des droits reproductifs. Cet arrêt, qui garantissait depuis 1973 le droit constitutionnel à l’avortement, a été révoqué sous l’influence directe de l’aile droite conservatrice et des chrétiens évangéliques, qui considèrent l’avortement comme immoral. Environ 29% des Républicains s’identifient comme protestants évangéliques blancs, contre seulement 9% des Démocrates. De manière générale, 68% des Républicains sont des chrétiens blancs (évangéliques, protestants ou catholiques), ce qui montre la forte influence de la religion sur la politique républicaine.

Citation

«Mon gynécologue m’a poussée à accepter un stérilet, juste au cas où je serais violée ou si je changeais d’avis»

Lilly*, Femme texane

Lilly*, dont vous pouvez lire le témoignage complet et poignant ci-contre, est une femme texane. Elle témoigne des conséquences psychologiques et sociales de cette décision : « C’est terrifiant de voir que nous avons perdu ce droit que j’avais quand j’étais plus jeune ». Cette décision a ouvert la voie à une cascade de lois restrictives dans plusieurs États conservateurs, notamment au Texas, où l’accès à l’avortement est désormais quasiment impossible. Abby*, cheffe de cabinet d’un sénateur démocrate dans cet État, raconte comment la politisation extrême a précipité cette évolution : « Les femmes républicaines ici défendent pourtant souvent le droit de choisir, mais elles doivent se plier à l’agenda de leur parti, et souvent de leur mari, sous peine de dormir sur le canapé ». Cela montre à quel point les croyances religieuses pèsent sur les politiques publiques aux États-Unis, notamment dans les États du sud.

L’impact de cette annulation ne se limite pas aux droits reproductifs : Lilly* décrit comment l’accès à la contraception est également devenu plus compliqué : « Mon gynécologue m’a poussée à accepter un stérilet, juste au cas où je serais violée ou si je changeais d’avis ». Ce climat de suspicion autour des droits reproductifs des femmes reflète un retour en arrière profond, soutenu par un conservatisme qui se base sur des valeurs religieuses rigides.

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Lilly
Lilly
Cher Pierre,

On m’a transmis votre demande de témoignage sur l’avortement et son histoire aux États-Unis. Bien que je n’aie pas eu recours à un avortement au Texas depuis l’annulation de l’arrêt Roe v. Wade, cette décision a profondément affecté ma perception du droit à disposer de mon corps, et par extension, de ma vie.

J’ai grandi au Texas, et dès le début des années 1990 (quand j’étais adolescente), les États-Unis avaient déjà commencé à restreindre les droits liés à l’avortement. Cependant, malgré certaines restrictions à l’époque, j’ai toujours su que c’était une option accessible en cas de besoin.

Aujourd’hui, ce droit est totalement, et je dis bien totalement, supprimé au Texas. C’est choquant et terrifiant, et je suis en colère que les jeunes femmes n’aient plus cette sécurité pour leur corps, comme je l’avais dans ma jeunesse.

Ma gynécologue (et certainement beaucoup d’autres) a commencé à insister encore plus sur les dispositifs contraceptifs qu’auparavant. Bien que je lui aie répété maintes fois que je n’ai pas été active sexuellement avec des hommes depuis plus de 20 ans (depuis que j’ai eu du mal à faire mon coming out en tant que lesbienne dans un pays et un État ouvertement hostiles aux femmes, et encore plus aux lesbiennes), ma gynécologue était très, TRÈS insistante pour que je me fasse poser un DIU (juste « au cas où » je serais violée ou que je « change d’avis »). J’ai finalement accepté de me faire poser un DIU pour qu’elle me laisse tranquille.

L’élément essentiel, bien sûr, est le choix. Car, encore une fois, il s’agit de choisir ce qui entre dans notre corps et ce qui s’y passe. Ces options de contraception, d’après mon expérience, sont présentées par les professionnels de santé comme si elles étaient sans risque ou avec très peu d’effets secondaires – ou bien les effets secondaires sont grandement minimisés. Pourtant, de nombreuses femmes ressentent une liste d’effets secondaires allant de simples inconforts à des changements psychologiques alarmants (j’ai des amies qui sombrent dans une dépression profonde avec TOUT type de contraceptif).

J’aimerais terminer par un cas récent. En décembre 2023, une femme du Texas nommée Kate Cox a appris que son fœtus souffrait de trisomie 18, une condition qui augmentait considérablement le risque de fausse couche pour Mme Cox et garantissait que le bébé ne survivrait, au maximum, que quelques jours après la naissance, des jours qui seraient très douloureux pour lui. Cela mettait également sa vie, sa santé et sa fertilité en grand danger, car poursuivre la grossesse l’exposait à des risques d’hypertension gestationnelle, de diabète gestationnel et de rupture utérine.

La Cour suprême du Texas a annulé une décision de tribunal inférieur qui lui avait accordé le droit à un avortement. Elle a alors quitté l’État pour se faire avorter ailleurs. C’était une histoire à la fois révoltante et déchirante à suivre. Mais, aussi horrible que cela soit, Mme Cox avait les moyens financiers, ce qui lui a offert des options. Je sais, et elle savait, qu’elle avait la « chance » de pouvoir quitter l’État et d’avoir le soutien nécessaire. Beaucoup d’autres femmes dans sa situation finiront probablement par mourir ou par souffrir de handicaps graves et permanents liés à la grossesse.

C’est la réalité ici aujourd’hui.
14:23

Nous l’avons vu, l’influence de la droite chrétienne, qui se bat pour imposer ses valeurs morales, rappelle le poids du catholicisme en Italie, notamment sur les questions de contraception. En parallèle, aux États-Unis et dans le reste du monde, cette radicalisation ne s’exprime pas seulement dans les institutions, mais aussi en ligne, via des mouvements comme celui des Incels.

Les Incels : la haine en ligne au cœur de la droite radicale

Animation: Pierre Ballenegger

Le mouvement Incel (célibataires involontaires), qui prospère sur Internet, est devenu un reflet troublant de la montée de la droite radicale en Occident. Cette communauté d’hommes, souvent jeunes et frustrés par leur isolement sexuel et social, nourrit une haine profonde envers les femmes, qu’ils jugent responsables de leurs malheurs. Ce rejet des valeurs progressistes se retrouve dans les discours populistes de droite, qui exploitent ces frustrations masculines pour alimenter leur propre agenda anti-féministe et anti-immigration​​. En amplifiant l’idée que les femmes auraient acquis un pouvoir excessif dans la société, ces mouvements encouragent la radicalisation d’une partie de la population masculine.

Gilles Crettenand, responsable du programme MenCare, explique que ces hommes « rejettent la faute sur les femmes pour leur isolement sexuel et social »​. Ce discours violent est exacerbé par la montée du populisme de droite, qui alimente un sentiment de rejet chez certains hommes blancs, souvent jeunes, qui estiment être dépossédés de leur place dans la société. L’attentat perpétré par Elliot Rodger en 2014, où six personnes ont été tuées et quatorze autres blessées avant qu’il ne se suicide, est l’un des exemples les plus dramatiques de la violence que ce mouvement peut générer​.

En Suisse, Fedpol a exprimé sa préoccupation croissante concernant ce mouvement. Selon la Police fédérale, les Incels représentent une menace potentielle à la sécurité publique, et l’agence craint que certains membres puissent passer à l’acte violent. Ce lien entre la radicalisation en ligne et les violences réelles est de plus en plus surveillé par les autorités suisses​.

En cas d’urgence, appelez immédiatement le 117. Pour pouvoir parler à des spécialistes qui sauront écouter votre ressenti, appelez la hotline gratuite au 0800 88 44 00.

Le témoignage de Nathan*, un ancien membre de la communauté Incel, apporte un éclairage sur cette dynamique. Il se souvient du moment où il a pris conscience de la dangerosité de ce groupe : « Je crois que c’était lié au moment où il y a eu les attentats. C’était en 2014, les attentats revendiqués par des Incels. Donc à ce moment-là, je crois que j’ai entendu parler du terme et que je me suis rendu compte que c’était beaucoup plus répandu que mon cas personnel »​. Ce sentiment de rejet, associé à des idéaux de masculinité toxique, a conduit Nathan* à nourrir une haine envers les femmes : « Moi, je me considérais comme étant gentil… Je ne comprenais pas pourquoi les filles étaient attirées par des bad guys »​.

Nathan explique comment un dysfonctionnement familial a participé à son intégration dans la mouvance Incel / SoundCloud

Ce phénomène s’inscrit dans un contexte de polarisation politique accrue, où la droite radicale exploite les frustrations de ces communautés pour renforcer son discours anti-immigration et antiféministe. Rien que les vingt-quatre dernières heures, plusieurs messages incitants à la haine ont été postés sur le site le plus actif de la mouvance Incel. Parmi ces messages, nous pouvons lire «Pourquoi devrais-je en avoir quelque chose à faire si une femme se fait violer?», «Voilà pourquoi nous devrions être forcé de frapper les femmes» ou encore «Il nous faut une purge mondiale de la Bête LGBT».

Réseaux sociaux, terreau de la radicalisation

Les réseaux sociaux jouent aujourd’hui un rôle crucial dans la diffusion des idéologies de droite radicale et des discours misogynes. Comme le souligne Audrey Petoud, co-présidente des femmes socialistes vaudoises, « les réseaux sociaux, sur TikTok ou Instagram, voient émerger des podcasts masculinistes avec des conseils sur presque comment agresser une femme, sans que ce soit clairement une agression »​. Cette banalisation de la violence et du sexisme, surtout à destination des jeunes, exacerbe les tensions et renforce les stéréotypes de genre. Les jeunes, souvent vulnérables à ces contenus, sont ainsi exposés à une vision déformée des relations hommes-femmes, qui nourrit une radicalisation en ligne.

La française Thaïs d’Escufon, ancienne porte-parole de Génération Identitaire, a lancé le projet « Homme de Valeur », destiné aux jeunes hommes en quête de repères. Sous couvert de développement personnel, elle y diffuse des idées proches de la droite radicale, valorisant une virilité traditionnelle et un rôle subordonné des femmes. Ce discours, qui répond à la frustration de certains hommes face aux changements sociaux, s’aligne avec la montée des idéologies conservatrices. Les réseaux sociaux, sans filtre, facilitent la diffusion de ce type de contenu, contribuant à la polarisation et à la radicalisation masculine en ligne.

*Prénoms d’emprunt

 

Crédits photos (couverture): Paul Hennessy/Anadolu via Getty Images, KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi, KEYSTONE/Jean-Christophe Bott. Montage: Pierre Ballenegger

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