La lutte pour l’égalité des sexes a connu son point d’orgue lors des mouvements #MeToo et des récentes grèves féministes, mettant ce sujet sur toutes les lèvres et dans tous les débats. Plusieurs années après le réveil des consciences, la vague violette se heurte à un retour de flamme virulent. Analyse de ces discours politiques et violences sexistes qui risquent de faire s’évaporer les acquis de la condition féminine.
En juin 2019, les Suissesses clamaient haut et fort dans la rue leur mécontentement face à la révision de la Loi fédérale sur l’égalité, toujours incitative et non restrictive concernant la parité salariale. Parallèlement, le mouvement #MeToo continue de faire des remous, et la condition féminine, par ces mouvements populaires, se place à nouveau à l’avant-garde des préoccupations.
Une lutte de longue haleine qui se solde par des avancées significatives pour la condition des femmes en Occident. En Suisse notamment, l’écart salarial se réduit de plus en plus. En 1991, il était de 23,8%. En 2022, il se réduit à 11,7%, selon les chiffres publiés par l’Office fédéral de la statistique en juin 2024.
> INFOGRAPHIE : De 1994 à 2022, l’écart salarial entre hommes et femmes s’est réduit en Suisse, sans pour autant disparaître.
Ces avancées, constatées dans plusieurs domaines, que ce soit l’éducation ou l’accession à des postes clés, en apparence significatives, cachent le fait que le chemin à parcourir pour atteindre l’égalité reste long. Très long même.
Selon le rapport 2023 du World Economic Forum (WEF) analysant l’écart global entre les genres à l’échelle mondiale, il faudrait attendre l’année 2154 pour combler le fossé.
> INFOGRAPHIE : Ecarts entre les sexes en fonction des régions depuis 2006. Plus la barre est haute, meilleure est l’égalité.
Progressions puis régressions, l’arrivée à un point de bascule?
Donc, selon les statistiques, l’écart se réduit bel et bien, mais lentement. En revanche, parallèlement, un retour de flamme inquiétant s’annonce. Comme en réponse aux revendications féministes, certains comportements masculinistes s’exacerbent. « Il y a une évolution des discours vertigineuse par rapport à la décennie précédente », constate Lukas Macek, politologue et chercheur à l’institut Jacques Delors. « On perçoit un renouveau du conservatisme, qui se sent déstabilisé, et durcit ses discours face à l’évolution accélérée des sociétés », poursuit-il. Un constat que partage Josiane Jouët, professeure émérite à l’université Paris-Panthéon-Assas, spécialiste des réseaux sociaux: « Ces discours, qui ne sont pas récents, sont aujourd’hui plus nombreux et virulents. La libération de la parole, sans limites, se prête à tous les débordements. »
> AUDIO : Audrey Petoud, vice-présidente des femmes socialistes vaudoises: L’inquiétant retour des masculinistes.
S’il est un domaine où l’égalité peine à s’instaurer, la politique constitue un exemple de choix. Un secteur largement à la traine si on en croit le rapport du WEF de 2023 cité plus haut. « Atteindre l’égalité en politique reste un objectif lointain ». Si ce document analyse la situation à l’échelle mondiale, force est de constater que la Suisse conserve une politique majoritairement masculine. Par exemple, seulement 38,5% de femmes siègent actuellement au Conseil national, et 34,8% au Conseil des Etats selon l’OFS.
Une inégalité que certaines politiciennes attribuent à une droite masculine volontairement machiste. « L’égalité en Suisse est catastrophique. Le Parlement, ce sont plutôt des vieux hommes, affirme Céline Vara, députée verte aux Etats. Il n’y a que 18% de femmes à l’UDC. C’est une volonté du parti, sous prétexte de compétences. A gauche, l’égalité est plus ancrée dans nos principes avec plus de 60% de femmes chez les Vert.e.s et au PS », soutient l’élue, qui avance que plusieurs de ses textes en faveur des femmes, comme la dépression post-partum, ont échoué face à l’opposition de la droite masculine.
« Le thème de l’égalité est depuis des décennies un sujet défendu par la gauche. Mais maintenant, les temps ont changé, et la plupart des factions sont sensibilisées à ces questions. » — Marianne Maret, Députée du Centre aux Etats
De là, peut-on mettre en lien cette droite masculine et majoritaire en Suisse avec la difficulté d’atteindre l’égalité? Difficile de l’affirmer vraiment, surtout que la plupart des partis de droite ont repris à leur compte les préoccupations jusque-là traditionnellement attribuées à la gauche.
Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer l’évolution du discours de l’UDC. Alors qu’en 2007 le parti s’attaquait par voie de communiqué au « pleurnichage féministe », il s’engage désormais en faveur de « l’égalité des droits dans les rapports entre l’homme et la femme », peut-on lire par exemple sur le site genevois du parti.
« Pour avancer, nous avons besoin de tout le monde. La question est plutôt : qui a intérêt à défendre l’égalité et l’indépendance des femmes ? La réponse est: tout le monde. » — Johanna Gapany, Députée PLR aux Etats
Sociétés occidentales, l’enfer des femmes?
Au pays du compromis, la régression de la condition féminine, du point de vue légal et politique, ne semble donc pas engagée. Les différentes factions politiques ayant intégré les leçons de la décennie précédente. Mais il est d’autres nations occidentales où un retour en arrière flagrant peut être constaté. Ainsi, des pays comme les Etats-Unis, la Pologne, ou, même plus proche de nous, l’Italie, s’engagent de plus en plus dans une remise en question du droit des femmes. En ce sens, le cas particulier du droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est éloquent.
« Aux Etats-Unis, à la suite de l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, en 2022, la Cour suprême des États-Unis a complètement annulé l’arrêt Roe v. Wade et a rendu aux États le pouvoir de réglementer l’avortement, y compris de l’interdire », a accepté de nous expliquer une avocate texane. « Les États sont libres de rendre l’avortement aussi accessible qu’ils le souhaitent. Cependant, ce texte a été conçu pour permettre davantage de restrictions, et non pour accorder aux femmes plus de droits sur leur corps », confie-t-elle. Un sérieux retour en arrière donc, amorcé après l’arrivée de la juge Amy Coney Barrett, fervente catholique et conservatrice, nommée par Donald Trump à la Cour Suprême en 2020.
> CARTE: Position des Etats en 2021 concernant le droit à l’avortement
En Pologne, devenue un « enfer pour les femmes », selon certaines citoyennes, le droit à l’avortement a également été attaqué par les conservateurs. « Il me paraît assez incontestable que le précédent gouvernement polonais a revu à la baisse le droit à l’avortement en Pologne, confirme le politologue Lukas Macek. Il est vrai que les mouvements conservateurs tendent à grignoter certaines libertés, que ce soit celle des femmes, comme avec l’avortement, mais aussi sur toute forme de liberté au sens large du terme », ajoute-t-il.
En Italie, les députés ont validé en avril 2024 un amendement du parti d’extrême droite Fratelli d’Italia, le parti de la présidente du conseil des ministres Giorgia Meloni –dont le mandat est marqué par son discours conservateur et nataliste– permettant aux militants d’associations hostiles à l’IVG à intervenir dans les centres de conseil. Une mesure dissuasive allant dans le sens de la coalition de droite en place, hostile à l’avortement.
« On voit dans certains pays, comme la Pologne ou l’Italie, une remontée des traditionalistes où on remet en question l’avortement sous couvert d’une politique nataliste. » — Maribel Rodriguez, Cheffe du Bureau de l’égalite entre femmes et hommes du canton de Vaud
Le harcèlement de rue: un cancer incurable
Le sort de la condition féminine ne se joue toutefois pas que dans les discours politiques. Beaucoup plus proche de nous, dans l’espace public, sexisme, harcèlement sexuel ou autres violences à l’égard des femmes jouent un rôle lorsqu’il s’agit de questionner l’égalité. Et la situation actuelle en Occident est une nouvelle fois peu engageante.
Pourtant, en avril 2018, la Ville de Lausanne lançait une large stratégie pour lutter contre le harcèlement de rue. De nombreuses associations et entreprises –comme Gastro Lausanne ou les Transports Lausannois– participent afin de mettre en lumière un mal quotidien facilement ignoré. Parmi les participations notables subsiste un film satirique Le Musée du harcèlement de rue réalisé par la Ville de Lausanne et Messieurs.ch, avec l’humoriste Yann Marguet.
> VIDEO: Le Musée du harcèlement de rue (23bis/Ville de Lausanne, 2018) imagine un futur où le harcèlement de rue n’existe plus. Un futur qui ne se trouve pas en 2024…
Cette campagne d’envergure, relativement précurseur à l’époque –la Ville de Genève suivra en 2019 avec la campagne « Objectif zéro sexisme dans ma ville », puis Fribourg avec un plan d’action lancé en 2023 à la suite d’une étude menée sur la problématique par la Haute école de travail social Fribourg (HETS-FR)– a rapidement été suivie de résultats encourageants, en apparence.
A ce titre, les chiffres fournis par la police de Lausanne concernant les nombres de signalements à la suite de harcèlement sont révélateurs. En 2020, on relève ainsi 324 signalements. En 2023, on chute à 111 signalements sur toute l’année.
De quoi se réjouir? Il suffit d’aller discuter quelques minutes avec des passantes pour se rendre compte que la réalité est aujourd’hui très éloignée de ce que peuvent nous dire les chiffres. Un micro-trottoir réalisé en début d’année 2024 a très vite révélé que les femmes, à Lausanne, estiment de manière unanime que le harcèlement de rue est loin d’être éradiqué. Pour certaines, la situation devient de plus en plus problématique.
> VIDEO: Témoignages de passantes à Lausanne en mai 2024. Pour elles, le harcèlement de rue est encore un malheur bien courant.
Les cas connus d’aggression: la pointe de l’iceberg
Des témoignages qui viennent battre en brèche l’idée que le harcèlement de rue serait en diminution. Plusieurs facteurs permettent d’affirmer que les violences sexistes n’ont en réalité pas diminué. Notamment parce que les données récoltées par la police de Lausanne concernent uniquement les signalements rapportés par les victimes sur la plateforme mise en place par la Ville.
Une plateforme mise en avant lors de la campagne de sensibilisation de 2018, mais que la population oublie peu à peu, faute de promotion, ce qu’admet Albane Bruigom, inspectrice principale à la police judiciaire de Lausanne: « Il y a, malheureusement, toujours autant de harcèlement de femmes par des hommes dans la rue. Il n’est pas simple d’endiguer le phénomène, mais on remarque quand même que de manière générale la société en parle beaucoup plus et la population s’exprime plus facilement sur ce sujet. A nous de continuer d’en parler, de faire de la prévention et de la sensibilisation, aussi pour rappeler aux gens que cette plateforme existe. »
> AUDIO: Myrian Carbajal, professeure à la Haute école de travail social Fribourg, rappelle que les cas connus d’harcèlement sexistes ne constituent que la pointe de l’iceberg.
Les Incels: un cas extrême et violent de masculinisme
Si la rue constitue encore un espace peu sûr pour les femmes, il est un endroit où les violences sexistes sont exacerbées au plus haut point: Internet. C’est là, grâce à l’anonymat des écrans, que se retrouve notamment la communauté des Incels. Un groupe aux propos extrêmes qui ont parfois débordé avec des agressions visant spécifiquement les femmes.
Pour ces « célibataires involontaires », des hommes de tous âges, mais parfois très jeunes, aucune limite n’existe lorsqu’il s’agit d’attiser leur haine des femmes, jugées responsables de leurs malheurs sentimentaux. Ils prônent surtout un retour à un patriarcat tout-puissant et une régression complète du droit des femmes.
Pour les trouver, inutile d’aller sur le Darknet. Une recherche de quelques minutes suffit sur n’importe quel moteur de recherche pour tomber sur des premiers fils de discussion où on questionne –entre autres débats volontiers obscènes et injurieux– l’appartenance des femmes au genre humain.
> IMAGE: Un exemple de discussion témoignant de la violence des idées sur un forum incel: « Les femmes sont-elles seulement humaines ? »
S’il est facile de les trouver, il est en revanche bien plus difficile de les approcher. Leur haine ne s’adresse d’ailleurs pas qu’aux femmes. Se considérant eux-mêmes comme anormaux, car rejetés, ils méprisent les hommes ordinaires, mais aussi les minorités sexuelles et religieuses.
Certains sortent toutefois de la mouvance. Nous avons eu la chance de pouvoir approcher un ancien Incel français qui nous a parlé de son expérience de manière anonyme. « C’est surtout beaucoup de frustration accumulée pendant très longtemps. J’étais peu socialisé et marginalisé, c’est comme ça que je suis presque naturellement venu à penser comme les Incels. Je savais que le problème venait de moi, mais j’avais quand même des pensées misogynes et je cherchais à culpabiliser les femmes. » Notre interlocuteur, maintenant père de famille, affirme être sorti du mouvement au moment où les premiers attentats revendiqués par des Incels se sont déroulés en Amérique du Nord.
> AUDIO: Solitude, haine, frustrations, un cocktail dangereux. Gilles Crettenand, responsable du programme MenCare Suisse romande, parle de la mouvance Incel.
Car au-delà de la frustration et des échanges misogynes sur des forums, les Incels se caractérisent par une violence qui s’exprime parfois dans l’espace public. En mai 2014, Elliot Rodger, 22 ans, tue six personnes et en blesse quatorze autres à Isla Vista, en Californie, avant de se suicider. Il laisse un long manifeste et des vidéos détaillant sa haine des femmes et son célibat involontaire. Il est maintenant considéré comme un héros par les Incels.
D’autres actes suivront, à Toronto en 2018 par exemple, avec une attaque à la voiture-bélier, tuant dix personnes. Son auteur, juste avant de passer à l’acte, avait vanté la tuerie d’Elliot Rodger sur Facebook. Aux Etats-Unis et au Canada, les Incels sont désormais considérés comme une menace terroriste après six attaques revendiquées en Amérique du Nord.
Plus proche, des hommes identifiés comme Incels sont passés à l’acte en Allemagne (fusillade de Hanau en 2020) et au Royaume-Uni (Fusillade de Plymouth en 2021). Une violence qui se répand, et qui n’épargne pas la Suisse, comme l’explique Mélanie Lourenço, porte-parole de l’Office fédéral de la police (fedpol): « Fedpol connaît l’idéologie des Incels et suit ce phénomène dans le cadre de ses activités d’analyse stratégique. La Suisse n’est pas non plus totalement épargnée par une telle thématique. Ces dernières années, deux cas ont été mis en relation avec la problématique Incel. »
Condition féminine, l’épreuve du feu
Est-ce que la condition féminine arrive à un point de bascule en Occident? L’instant semble décisif, tant elle est attaquée sur plusieurs fronts. Dans plusieurs pays, la droitisation de la politique amène une régression des droits dont jouissent les femmes, tandis que certains groupuscules masculinistes réagissent violemment, en paroles et en actes, à mesure que les écarts entre les genres se réduisent.
« La misogynie est inscrite au cœur de la société patriarcale et est partagée dans tout le spectre politique. Cela étant, la virulence débridée est surtout le fait de groupuscules machistes proches de l’extrême droite. » — Josiane Jouët, Professeur émérite en science de l’information et de la communication
Le féminisme subit donc bien un retour de flamme, qu’il faut toutefois tempérer. Le fossé entre les genres se réduit toujours progressivement, notamment en Suisse où une régression des droits des femmes est peu probable. La mouvance Incel, malgré sa violence, reste marginale, mais met en revanche en avant un élément bien perceptible: une certaine misogynie latente qui demeure, spécifiquement dans l’espace public, et qui attend de se réveiller au moment où les femmes se soulèvent pour revendiquer le droit à l’égalité. Plutôt que de parler d’un point de bascule, il serait ainsi plus juste de dire que la condition féminine semble subir sa nouvelle épreuve du feu.
Texte et multimédia: Robin Badoux
Photos: Keystone
Septembre-octobre 2024