Avec les effets de plus en plus visibles du changement climatique et l’urgence croissante, les mouvements de désobéissance civile pour le climat multiplient les actions “coup de poing”. Les réponses institutionnelles et politiques étant trop lentes et peu ambitieuses aux yeux des activistes, notre enquête révèle qu’une radicalisation de leurs actes n’est pas à exclure.

Pneus de 4×4 dégonflés, autoroutes et aéroports bloqués, chefs d’œuvre aspergés de soupe, terrains de golf vandalisés: depuis les marches pour le climat de 2018, de nombreux militants et militantes écologistes, à travers l’Europe et également en Suisse, ont diversifié et musclé leurs actions.

Février 2022, 3 heures du matin sur le quai du Seujet à Genève. Six activistes d’Extinction Rebellion équipés de gilets jaunes, de cônes et d’outils de mesure sont à pied d’œuvre. Il se sont donné comme mission de prolonger une piste cyclable sur un tronçon d’une centaine de mètres qu’ils jugent dangereux pour les vélos. Ils veulent “donner un coup de pouce” à l’État dans la promotion de la mobilité douce.

Tout en assurant la circulation sur cette route peu fréquentée à ces heures très matinales, le groupe prend des mesures et trace une piste cyclable à l’aide d’un spray jaune. “Le chablon a été décalqué sur une vraie piste cyclable et est conforme aux standards”, précise une activiste.

VIDEO. Les militants d’Extinction Rebellion prolongent une piste cyclable.

Tous les activistes interrogés se disent non-violents. C’est une valeur capitale, assurent-ils. Membres de groupes de désobéissance civile pacifistes tels qu’Extinction Rebellion, Renovate Switzerland, Greenpeace ou encore actif-trafiC, ils soulignent également la nécessité de diversifier et intensifier les actions “coup de poing”. Pour continuer à alerter sur l’urgence climatique, il faut heurter l’opinion publique, nous ont-ils dit.

“Ce qui est sûr, c’est qu’on est amené à se renouveler, c’est important qu’on fasse parler”, explique Nicolas de Renovate Switzerland, un groupe qui milite pour la rénovation thermique immédiate du parc immobilier suisse. Ce n’est pas le but recherché, mais cette diversification pourrait “selon les points de vue” s’apparenter à une escalade, glisse-t-il encore.

“C’est l’inaction des gouvernements qui est violente”

Diversification des actions et créativité sont au cœur de l’action “piste cyclable” que nous avons suivie. Les militants de cette nuit-là, qui risquent des poursuites en justice, n’ont pas voulu être filmés face caméra. L’action est somme toute illégale. Les autorités genevoises ont d’ailleurs effacé la piste cyclable sauvage rapidement après l’action et ont déposé une plainte pour “mise en danger de la vie d’autrui et dommages à la propriété”.

L’un des militants, surnommé Tigrou chez Extinction Rebellion, a toutefois accepté de nous parler sous couvert d’anonymat. Il estime que chacun a une manière différente d’appréhender la violence. “Il y a des gens qui vont dire que mettre le feu à un camion, ce n’est pas violent, et pour d’autres, juste le fait qu’il y ait une flamme, c’est hyper violent.”

« L’écosabotage, une violence ridicule par rapport à l’anéantissement du vivant »

Un militant d’Extinction Rebellion

En termes d’actions violentes, la forme la plus radicale qui existe actuellement est l’écosabotage, c’est-à-dire la destruction d’installations jugées nuisibles pour l’environnement, comme des pipelines ou des pylônes électriques par exemple.

INFOGRAPHIE. Gradation des modes d’action (cliquez pour agrandir)

Comme beaucoup d’activistes interrogés, Tigrou pense que l’écosabotage est peu de choses face à la destruction de la nature perpétrée par les grandes entreprises et les gouvernements. Selon lui, ce mode d’action “est une violence qui est tellement ridicule par rapport à celle du quotidien qui est en train d’être installée (et) l’anéantissement du vivant qui se fait autour de nous”.

En référence au projet d’extension d’une mine de charbon à ciel ouvert dans l’ouest de l’Allemagne, impliquant notamment la destruction du village de Lützerath, il ajoute : “Quand on fait un énorme trou, qu’on rase trois villages et des églises comme en Allemagne (…), c’est extrêmement violent, (…) beaucoup plus violent qu’un sabotage”. Il l’affirme sans détour, c’est “l’inaction des gouvernements qui est violente”.

A droite de l’échiquier politique, toutefois, l’UDC semble inquiète. Elle a récemment pris position pour des mesures fermes contre la désobéissance civile. Pour Alexandre Chevalier, membre de la section genevoise, les actions des activistes écologistes sont déjà violentes à ce stade. La désobéissance civile ne doit pas être tolérée car il existe des moyens démocratiques de faire entendre sa voix. Il craint une “montée en puissance” des actions et se demande si l’étape suivante n’est pas de “s’attaquer à des candidats, à des élus”. “Je crois qu’il faut stopper ça très rapidement. Il faut que l’État soit extrêmement ferme” ainsi que la justice, qui ne l’est pas assez, regrette-t-il.

« Il y a une gradation possible vers des modes d’action de plus en plus violents »

Dominique Bourg, philosophe

Pour d’autres cependant, la justice suisse est trop sévère dans les peines prononcées, bien plus que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en tous cas. Pour Gaspard Genton, avocat membre du groupe “avocat.es pour le climat” qui défend des activistes écologistes en procès pour leurs activités militantes, la justice suisse accuse un “retard massif” dans sa manière de juger les activistes. Rappelant que la notion de non-violence n’est pas définie dans le droit suisse, l’homme de loi estime que les juges helvétiques font trop souvent primer la défense de la propriété sur le droit des manifestants à s’exprimer. Il prédit que la justice suisse sera systématiquement déboutée par la CEDH dans le cas de recours déposés par des militants écologistes condamnés en Suisse.

L’écosabotage voué à se généraliser à l’échelle internationale?

Dominique Bourg, philosophe et professeur honoraire à l’Université de Lausanne, très engagé dans la défense de l’environnement, estime que l’écosabotage est un mode d’action qui pourrait se développer à l’échelle internationale dans les années à venir. Il pense que la lenteur de l’action publique couplée à la visibilité accrue des effets délétères du changement climatique pourrait pousser les personnes “qui savent” – celles et ceux qui sont conscients du dérèglement du climat et de l’urgence à agir – à “exploser”. “Il y a une gradation possible, des modes d’actions de plus en plus violents, en évitant jusqu’au bout (…) la violence physique contre des personnes ou des dégradations absolument indues des biens”.

AUDIO. Le philosophe Dominique Bourg pense que la violence peut faire avancer certaines causes.

Contactée, la police vaudoise, qui est notamment intervenue lors du blocage de l’autoroute A1 en 2022, ne se prononce pas sur une potentielle radicalisation des groupes militants. Elle indique toutefois qu’ “à ce jour, toutes les interventions se sont déroulées dans le calme et sans blessé”.

Melchior, comme environ 200 autres activistes écologistes d’Extinction Rebellion, a un procès en cours. Il s’est assis sur la rue Centrale à Lausanne en hiver 2019 et a refusé d’obtempérer aux ordres de la police. Celui qui se fait appeler par son nom de militant est beaucoup moins actif aujourd’hui et se dit fatigué. Il raconte qu’ “être en procès”, “avoir affaire à la police”, “recevoir des courriers du Ministère public”, ce n’est pas anodin et c’est “épuisant”.

Des militants qui se tournent vers des actions plus radicales, il y en a, indique-t-il, mais pas beaucoup. A son avis, le sabotage peut faire avancer les choses mais uniquement si les cibles et les moyens utilisés sont soigneusement calibrés à chaque situation. Dans ce genre d’opération, il faut faire attention à “qui on lèse et comment”. “S’il s’agit de léser une grosse compagnie (pour ses actions qui nuisent à l’environnement) tout en ne lésant pas les individus qui participent d’un système duquel ils souffrent eux-mêmes, alors oui, c’est légitime”. Il pense toutefois qu’il y a une “granularité” extrêmement fine à respecter lors de dommages aux biens.

AUDIO. Pour Melchior d’Extinction Rebellion, certains actes de sabotages sont légitimes.

Un facteur essentiel, la légitimité des actions

Cependant, pour que la violence fasse avancer les choses, le philosophe Dominique Bourg estime que le but doit apparaître d’une justice évidente. Frédéric Esposito, politologue à l’Université de Genève, rappelle pour sa part que la légitimité d’un mouvement est une notion délicate qui change au fil du temps. Un enjeu crucial au cœur de toute démarche protestataire est de ne pas perdre le soutien de la population. Il cite en exemple des groupes d’opposition tels que l’Irish Republican Army (IRA) nord-irlandaise, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) qui ont perdu leur légitimité auprès du peuple pour des actions jugées trop violentes et illégitimes.

D’un point de vue historique, la désobéissance civile non-violente a été une méthode centrale dans les luttes de Ghandi contre la politique coloniale britannique et de Martin Luther King contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Au début du XX^e siècle, les suffragettes britanniques ont eu recours à la violence (bâtiment incendié, attaques à la bombe) pour revendiquer – et finalement obtenir – le droit de vote pour les Anglaises.

CHRONOLOGIE. Militantisme écologiste: quelques actions phare en Suisse

Les mouvements écologistes ont vu le jour dans les pays anglophones dans les années 60 et 70. A cette époque, les activistes de la Hunt Saboteurs Association (HSA), en Angleterre, lancent des actions inhabituelles pour l’époque afin de s’opposer à la chasse: installation de clôture sur les zones de tir, fausses pistes pour dérouter les chasseurs, utilisation de sifflets pour faire fuir le gibier. Ce courant débouche en 1976 sur la création de l’Animal Liberation Front (ALF) qui lance des actions de sabotage pour défendre le bien des animaux. Par la suite, le mouvement Earth First !, fondé en 1980 aux États-Unis, s’engage pour la défense de la nature, notamment par le biais de tree sitting durant lesquels les activistes grimpent dans les arbres pour empêcher leur abattage.

En Suisse, le mouvement anti-nucléaire a gagné en importance dans les années 70. Une action phare menée par les activistes a été l’occupation du chantier de construction de la centrale nucléaire de Kaiseraugst en 1975, dans le canton d’Argovie au nord du pays, menant à l’abandon du projet.

Dans le contexte actuel, Cécile, militante au sein de Renovate Switzerland, croit fermement que pour augmenter ses chances de faire passer son message, un mouvement social doit rester non-violent. C’est d’ailleurs l’avis de la grande majorité des militants et militantes consultés. Reste à savoir si la colère et le désespoir des manifestants face à une situation dont l’urgence ne fait sans doute plus vraiment débat pourra encore longtemps rester sous contrôle.

Magali Beuchat, 27 avril 2023

Audio et vidéo: Miguel Hernandez, Magali Beuchat
Photo banderole: Keystone / Salvatore di Nolfi