En une quinzaine d’années, la mobilité électrique semble être devenue un pilier majeur de la lutte contre le changement climatique. Pourtant, son impact écologique est loin d’être neutre. Pire: son image exagérément « verte » pourrait faire obstacle aux solutions plus pragmatiques en termes de mobilité durable. Itinéraire d’une fausse solution.
« Je suis passé à l’électrique il y a deux ans, par souci de l’environnement. De manière générale, je suis plutôt pro-climat. » À lui seul, Patrick pourrait illustrer toute l’ambiguïté cachée derrière les promesses de la mobilité électrique. « J’étais initialement contre la voiture en général. À l’époque, j’ai aussi manifesté contre le Salon de l’auto à Genève », explique ce médecin de 68 ans. Pourtant, des années plus tard, le voilà propriétaire de deux véhicules: une truculente Jaguar 100% électrique et un autre, plus petit, à propulsion hybride.
La promesse d’une « mobilité verte » aurait-elle eu raison des convictions de Patrick ? « Je n’ai pas été influencé par des discours publicitaires », certifie-t-il. « J’avais simplement envie d’avoir une voiture électrique parce que je produis mon électricité moi-même, avec des panneaux solaires. »
Chapitre 1 Une transition lancée à toute allure
Ce choix, le médecin installé en Valais est loin d’être le seul à l’avoir fait ces dernières années. En 2022, plus d’un quart des véhicules individuels mis en circulation étaient rechargeables, dont plus de 17,5% entièrement électriques. Ils étaient à peine plus de 1% en 2015. Dans le même temps, la part des hybrides (combinant une propulsion électrique et un moteur thermique) est passée de 2% à plus de 25%.
À l’heure actuelle, à peine plus de 3% du parc automobile total en Suisse – soit près de 4,76 millions de voitures de tourisme – sont purement électriques, tandis que 6% sont des hybrides classiques. Mais les autorités souhaitent accélérer la transformation du parc. La Feuille de route fédérale pour la mobilité électrique, signée en mai 2022, veut porter à 50% la part de véhicules électriques nouvellement immatriculés en Suisse d’ici 2025.
L’Union européenne, elle, va plus loin. Dans un acte de foi lourd de conséquences pour son industrie automobile, elle s’est accordée début 2023 sur une nouvelle réglementation signant de facto l’arrêt des ventes de moteurs thermiques à l’horizon 2035.
LE VALAIS, PLUSIEURS BORNES D'AVANCE
Comme beaucoup d'autres espèces, le moteur à essence semble donc voué à disparaître sous l'effet de la crise environnementale. Dans cette optique, nombreuses ont été les incitations ces dernières années en Suisse pour passer du pétrole au lithium. Plusieurs cantons ont subventionné l’installation de bornes de recharge, voire directement l'achat de véhicules.
C'est le cas du Valais, qui a débloqué un total de 18 millions de francs pour inciter sa population à rouler sans émissions. Si bien que le canton a enregistré en 2022 près d’un tiers de nouvelles immatriculations sur de tels véhicules, devenant champion de Suisse en la matière.
> À Sion, la police valaisanne présente ses nouveaux véhicules électriques. Interview:
RECHARGER SA VOITURE, ENJEU DU FUTUR
L'électrique représente donc un enjeu de politique publique, mais aussi de nouveaux marchés, comme celui des bornes de recharges. Il est l'un des principaux enjeux d'une mise en œuvre efficace de l'électrification de la mobilité.
Dans sa feuille de route, la Confédération veut tripler le nombre de bornes en Suisse d’ici 2025. Le réseau actuel en libre accès suffit pourtant amplement à couvrir les besoins des usagers, estime Olivier Bourgeois, fondateur de l’Association romande des utilisateurs de véhicules électriques (ARUVE).
"L'infrastructure publique de recharge suit l'évolution de l'augmentation du nombre de véhicules électriques dans le parc automobile suisse. […] Pour l'usage suisse, il y a très largement assez de bornes", estime ce partisan de la première heure de la mobilité électrique.
À LAUSANNE, UNE "GUERRE DES PARKINGS" POUR ÉQUIPER LES LOCATAIRES
Selon lui, l’un des principaux enjeux aujourd’hui concerne la recharge à domicile. Car s'il est plutôt facile, lorsque l'on habite dans un pavillon de campagne, de faire installer une borne pour son véhicule, c'est une toute autre affaire lorsque l'on est locataire - ou copropriétaire - dans un immeuble.
> Le témoignage d'Arnaud, habitant au sein d'une PPE à Leytron (VS):
Des solutions commencent toutefois à se mettre en place. À Lausanne, des prestataires proposent désormais aux propriétaires immobiliers de prééquiper leurs parkings avec un réseau "intelligent" qui permettra ensuite aux locataires d'installer des bornes sur leurs emplacements et d'y brancher leurs voitures sans risquer la surcharge.
La Ville elle-même est sur le coup. La capitale vaudoise s’est d'ailleurs fixé pour objectif d’éliminer les véhicules thermiques de ses rues d’ici 2030. Mais les autorités l’affirment elles-mêmes, c’est toute la mobilité qui devra évoluer en profondeur. Équiper ainsi les parkings urbains peut donc interpeller, tant l’usage même de la voiture en ville est désormais décrié.
> Reportage dans le quartier des Fiches Nord, au cœur de Lausanne, avec les Services industriels de la ville:
DES VOITURES, DES VOITURES, ENCORE DES VOITURES
Autre critique: si la Suisse, comme le reste de l'Europe, est lancée à pleine vitesse vers la mobilité électrique, les incitations contribuent à livrer toujours plus de pneus en pâture au béton de ses (auto-)routes. En 2023, plus de 250'000 nouveaux véhicules ont été immatriculés en Suisse. C’est moins qu’avant la pandémie, qui a mis un gros coup de frein dans le marché, mais c’est une hausse de plus de 10% par rapport à 2022.
Pour l’Association transports et environnement (ATE), les différentes incitations n'y sont pas étrangères. D'ailleurs, en 2022, l'année où il a distribué le plus de primes, le canton du Valais se targue d’avoir connu l'une des augmentations les plus importantes de son parc automobile global (+1,1%).
Et alors que la majorité des spécialistes et des milieux militants avertissent que l'électrification ne sera pas suffisante pour atteindre les objectifs climatiques, le Conseil fédéral comme le Parlement ont choisi de répondre par des investissements dans le bitume, notamment en élargissant certains tronçons d’autoroute. Une décision vertement contestée qui sera soumise à référendum en 2024.
Chapitre 2 Un tableau écologique pas si rose
Dans la seconde moitié des années 2000, l'engouement pour les voitures électriques est réapparu en marge des discours inquiétants sur les émissions de gaz à effet de serre. Grâce aussi au développement rapide des batteries lithium-ion, bien plus performantes.
À partir de cette période, l’ambition de rendre le trafic routier plus écologique s’est fait sentir dans la communication des milieux automobiles. En 2007, l’affiche officielle du Salon de l’auto de Genève représentait ainsi, en toute subtilité, une voiture crachant une grappe de fleurs colorées en lieu et place de gaz nuisibles.
La voiture électrique était alors majoritairement perçue comme presque parfaitement écologique. Les principaux écueils thématisés étaient alors le prix, la fiabilité et l'autonomie. En 2006, l’ATE estimait dans les pages du magazine Terre&Nature que "l'hybride est une technologie aux performances environnementales excellentes". Une position qui a bien changé depuis. "La voiture électrique est urbaine par excellence. Compacte, elle ne pollue pas. Elle ne fait pas de bruit", s’aventurait pour sa part Le Matin (05.03.2009).
> Voir aussi cette archive de l'INA, en France, sur l'histoire de la voiture électrique:
Le Matin Dimanche (28.02.2010) raillait quant à lui le ministre des Transports Moritz Leuenberger lorsque ce dernier estimait que la mobilité électrique n’était "pas la panacée". "Alors que l’Allemagne, l’Andalousie, le Maghreb ou la Scandinavie soutiennent des projets à grande échelle, le débat politique ne décolle pas au niveau fédéral", déplorait le journal.
L'IMAGE PUBLICITAIRE À L'ÉPREUVE DU CONTRÔLE TECHNIQUE
L’impact écologique était pourtant déjà établi. Mais s’il y a bien un domaine où les promoteurs de la mobilité électrique ont été actifs, c’est la communication. "On se retrouve avec une image trompeuse. Dès qu’on commence à lire des spécialistes du dérèglement climatique, on se rend compte que le modèle ne tient pas", souligne Julien Intartaglia, doyen de l’Institut de communication et de marketing expérientiel à la HEG Neuchâtel. Pour lui, la voiture électrique est "un choix beaucoup plus politique qu’avisé en termes d'impact réel sur l'environnement".
Il suffit de comprendre comment fonctionne notre système économique pour voir que la neutralité carbone est une quête assez vaine si on n’y intègre pas la notion de décroissance. Et dans mon domaine, on se rend bien compte que les consommateurs ne sont pas près d’accepter de voir décroître leur consommation Julien Intartaglia
Selon ce spécialiste des comportements d’achat, la publicité pour la mobilité électrique s'articule en deux axes. "D’un côté, on vend une image vertueuse, la promesse de sauver la planète avec la neutralité carbone ; de l'autre, la norme sociale, en particulier dans une situation d’incertitude. Aujourd’hui, je crois qu'on a rarement été autant dans l'incertitude, en particulier sur le climat. C'est donc un levier très puissant dans le domaine de l'influence!"
Mais ces deux axes de publicité sont vivement critiqués. D'une part car l'impact environnemental - et humain - de la production des véhicules est loin d'être neutre. En outre, vouloir faire de la voiture électrique une nouvelle norme sociale contribue à solidifier le paradigme d'une mobilité individuelle lourde et motorisée.
L'ÉLECTRIFICATION, UN "OREILLER DE PARESSE" ?
Sous leur vernis écolo, ces nouveaux moteurs ont bel et bien un fort impact sur l’environnement. Si la majorité des expertises établissent que sur l’ensemble de sa vie, une voiture électrique présente un bilan CO2 environ deux fois inférieur à son équivalent thermique et que l’efficience énergétique d’un moteur électrique est largement supérieure, de nombreuses voix s’élèvent pour en dénoncer le revers.
"Si on l'électrifie un pour un, avec 5 millions de voitures électriques, la consommation d'énergie sera quand même très grande. La production de ces voitures aura aussi un impact élevé", souligne Luca Maillard, spécialiste de l'évaluation des véhicules à l'ATE. "Donc il ne faudrait pas que l'électrification soit un oreiller de paresse et que tout le monde se dise qu’il suffit de passer à la voiture électrique pour régler le problème."
>> Luca Maillard évoque aussi la situation des transports publics en Suisse
"Les voitures électriques les plus vendues ont entre 300 et 500kg de batteries. Ce surpoids use davantage les pneus et propage des résidus de microplastiques", détaille Arnaud Zufferey, ingénieur EPFL. "Le premier réflexe devrait donc être de concevoir et vendre des petites voitures aérodynamiques plutôt que des gros SUV. Le deuxième est de travailler sur la réduction de l’impact environnemental des batteries."
L’impact environnemental des batteries est aussi le cheval de bataille de Lucien Willemin, auteur du livre "Halte au gaspillage automobile". Pour lui, il serait même préférable de renoncer à l’achat d’un véhicule électrique neuf, quitte à rouler plus longtemps avec son bon vieux moteur à essence. Car de nombreux éléments - déforestation, pollution chimique des sols et bétonnage - ne sont pas pris en compte dans le bilan écologique d'un véhicule si l'on ne s'intéresse qu'à son bilan carbone.
Gaspiller ici, c'est polluer ailleurs. Mon message est clair: il faut polluer un peu plus ici, mais beaucoup moins ailleurs Lucien Willemin
Selon le Jurassien, remplacer un véhicule thermique avant sa fin de vie s'assimile donc à du gaspillage de ressources. "Nous sommes invités à changer régulièrement de voiture afin de réduire les émissions de CO2. Donc pour diminuer nos émissions, nous augmentons la consommation de véhicules", expose-t-il, jugeant également que "les politiques d’incitations actuelles poussent au gaspillage automobile".
Chapitre 3 La voiture, cet objet si politique
Dans un contexte où s'accentuent les clivages socioéconomiques et géospatiaux, notamment entre villes et campagnes, l'objet voiture est devenu un symbole. En 2018, il a été à l'origine du vaste mouvement contestataire des "Gilets jaunes" en France. En 2020 en Suisse, c’est en grande partie sur ses flancs qu’est venue se briser la "vague verte" de 2019, lorsque la voiture semble être parvenue, presque à elle seule, à enterrer dans les urnes une "Loi CO2" que l’on pensait largement acquise dans les couloirs feutrés – et très urbains – du Parlement.
Au-delà de l'aspect matériel, compter sur sa voiture fait figure de norme sociale très forte. "La voiture est peut-être l'objet le plus parlant pour illustrer l'ère industrielle et le capitalisme de notre société", explique Orlane Moynat, doctorante en sociologie de la consommation et de la durabilité à l'Université de Genève. "Elle a permis une libération certaine, des déplacements facilités, un confort énorme [...] Elle a un lien fort avec le bien-être."
"C’est ce capital social qui est ancré dans nos mentalités depuis tellement d'années, il est difficile de demander aux gens de lâcher leur voiture du jour au lendemain, même pour des raisons tout à fait évidentes", abonde Brenda Tuosto, membre de la commission de la mobilité du Conseil national (PS/VD). "C'est difficile de toucher à la liberté individuelle, mais il y a un réel besoin de le faire, en accompagnant les changements de comportements."
>> Brenda Tuosto évoque aussi les lobbies actifs à Berne:
"DIVERSION IDÉALE" ?
Avec la voiture électrique, tout à coup on a une meilleure conscience. Et ça, c'est un vrai problème Brenda Tuosto
Pour la chercheuse comme pour la députée, cela doit passer par des investissements massifs dans les alternatives, une vraie volonté politique pour donner des moyens aux régions périphériques, mais aussi par un changement des mentalités. Changement qu’il semble difficile d’obtenir à mesure que les voitures électriques deviennent de moins en moins chères et de plus en plus performantes.
"C'est pour ça que la voiture électrique se développe beaucoup, pour éviter de changer vraiment de paradigme dans la façon de consommer et de produire", estime Orlane Moynat. "On préfère adapter un peu le paradigme actuel au changement climatique. C'est une diversion idéale pour ne pas changer le statu quo, pour ne pas trop se bousculer."
"On peut tendre à une non-prise de conscience un peu perverse des réels impacts d'un véhicule privé. Avec la voiture électrique, tout à coup on a une meilleure conscience. Et ça, c'est un vrai problème", conclut Brenda Tuosto.
> Regarder l'interview complète d'Orlane Moynat:
Une critique que rejette le président de l’ARUVE Olivier Bourgeois. "Réduire la mobilité ou passer au véhicule électrique, ce sont deux notions qu'il ne faut pas opposer. Ce sont deux combats qu'il faut mener en parallèle. Il est évident que la voiture qui pollue le moins, c'est la voiture qu'on ne produit pas. Ce n’est pas notre association qui va dire le contraire. On défend le fait qu'il faut aussi réduire le nombre de véhicules en circulation", assure-t-il.
UN "MOINDRE MAL"... PROVISOIRE?
Lorsque l’on s’extrait des dogmes et des croyances, le sujet apparaît éminemment complexe et politique. Il l'est d'autant plus lorsque l'on envisage la mobilité à long terme, dans une perspective plus globale mais aussi équitable. La nécessaire bataille contre le CO2 étant largement admise, scientifiques et partisans d'une mobilité durable se fixent désormais pour mission de lever le voile sur les coûts écologiques plus discrets et lointains. Une question qui englobe les enjeux de dépendance aux échanges internationaux, d’exploitation des sous-sols ou des rapports encore très inégalitaires et coloniaux avec le Sud Global.
Cette réflexion s'articule nécessairement avec des enjeux bien plus locaux. L’organisation de notre société et de son mode de production rendent difficile, voire impossible, pour une grande partie de la population de se passer de voiture. Pour les familles, particulièrement, le véhicule individuel est souvent un équipement indispensable.
En l’état, prôner son abandon ou culpabiliser ses utilisateurs sans mettre en place en amont des alternatives à la hauteur ne ressemble pas à un projet réaliste. Et dans l’intervalle, la voiture électrique peut apparaître comme une solution du moindre mal.
Pierrik Jordan, 20/04/2024