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Nos cimetières numériques

Pendant des siècles, la mort a été gérée sur le modèle suivant : annonce du décès, organisation des funérailles et ensevelissement. L’avènement d’internet, et surtout des réseaux sociaux, a changé la donne. Aujourd’hui, nous devons également nous soucier de l’avenir numérique des défunts. Avec les questions et les problèmes que cela soulève. 

« Je veux aller de l’avant sans l’oublier ». Ce sont les mots d’Alan Jordan. Ce jeune gymnasien de la Broye a perdu son frère dans un accident de ski. C’était le 4 janvier 2018. Il a très rapidement décidé de fermer les comptes Facebook, Instagram et WhatsApp de son frère.

AUDIO : « Cela me dérangeait que les gens continuent de l’ajouter sur Facebook »

Alan disposait des codes d’accès de son frère. La démarche était donc relativement simple dans son cas. Il lui a fallu trente minutes pour fermer ses trois comptes.

Sur Facebook, les morts côtoient le monde des vivants

Cette situation est assez exceptionnelle. Dans la plupart des cas, les comptes des défunts ne sont pas fermés. D’abord, parce que les données numériques ne sont pas une priorité pour les proches. Ceux-ci sont, dans un premier temps, confrontés aux aspects organisationnels : funérailles, ensevelissement, démarches administratives et cartes de condoléance. Le fait de ne pas disposer des codes d’accès complique également les procédures. Et puis, il y a aussi des personnes qui veulent maintenir les profils ouverts, pour pouvoir s’y recueillir, de manière virtuelle.

Si on prend l’exemple de Facebook, on estime qu’aujourd’hui, un profil sur 100 est celui d’une personne décédée. Cette situation va prendre une ampleur considérable ces prochaines années, car les utilisateurs des réseaux sociaux sont de plus en plus nombreux. Rien qu’en Suisse, près de la moitié de la population possède un compte Facebook.

Nombre d’utilisateurs actifs en Suisse (en milliers de personne) 

Sources : pme-web.com / https://frankr.ch/infographie-les-medias-sociaux-en-suisse-chiffres-cles-pour-2018

En deux ans, les utilisateurs d’Instagram ont augmenté de près de 35 %,  et les adeptes de Facebook de 14 %. A noter également que les utilisateurs sont de plus en plus « vieux ». Les plus de 35 ans sont désormais majoritaires et représentent 54 % des profils actifs en Suisse.

Trois options : statu quo, suppression, commémoration

Pour faire face à cet essor de comptes de personnes décédées sur la toile, et pour sortir du dilemme « je supprime » ou « je ne touche à rien », Facebook a trouvé une troisième option : celle de créer un compte de commémoration. Cette option existe depuis 2014. Elle permet aux proches du défunt de se recueillir autour du profil, sans que celui-ci ne soit actif. Ce qui permet d’éviter les rappels d’anniversaire par exemple. Cette option permet également d’arrêter les connections post mortem. Et d’éviter aux familles un certain voyeurisme.

Facebook propose aussi à ses utilisateurs de décider, de leur vivant, de l’avenir de leur compte. Ceux-ci peuvent indiquer s’ils souhaitent que leur compte soit fermé ou encore nommer un légataire, c’est-à-dire une personne chargée de la gestion du compte, une fois qu’on est mort. Pour l’heure, ces indications sont facultatives sur la plateforme américaine.

La vie secrète des défunts

L’accès aux réseaux sociaux de nos proches décédés soulève de nombreuses questions. A commencer par la découverte de toute une partie de la vie privée des défunts. Alix Noble Burnand est thanatologue. Elle a perdu sa fille dans un accident de montagne, il y a deux ans. Dans un premier temps, elle ne s’est pas préoccupée des données numériques de sa fille.

VIDEO : « Il  y a toute une partie de la vie de ma fille que je ne connais pas » 

Au final, Alix Noble Burnand a quand même gardé le téléphone de sa fille. Pour maintenir un certain lien, lire les messages de celles et ceux qui l’avaient aimé. L’ambiguïté reste bien présente entre ne pas s’immiscer dans un pan de vie et se nourrir des traces laissées par les personnes que l’on a aimé.

Comment trancher entre les sensibilités de chacun ?

Il y a également la question de l’arbitrage, délicate, entre ceux qui souhaitent fermer les comptes Twitter, Snapchat ou Instagram de leurs proches décédés. Et ceux qui, au contraire, veulent les maintenir ouverts. Comme nous l’explique Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des nouveaux médias.

AUDIO : « Les rappels incessants au souvenir de l’autre peuvent devenir une forme de torture psychologique » 

En matière de deuil, les réseaux sociaux complexifient le processus. D’une part, ils entretiennent une certaine immortalité. Les proches sont quotidiennement connectés au défunt, grâce aux photos, vidéos, rappels d’anniversaires. D’un autre côté, ils entretiennent aussi une nouvelle forme de relation. Les personnes endeuillés le reconnaissent. Elles aiment aussi « se nourrir » de toute forme de lien, avec les défunts, même s’ils sont virtuels. Les réseaux sociaux permettent également de se recueillir, en communauté, et de s’apporter du réconfort.

Les endeuillés sont les seuls à décider

Face au décès d’un proche, la famille est donc seule à gérer l’empreinte numérique du défunt. Avec les conflits et les sensibilités de chacun. Et les différentes options proposées par les réseaux sociaux ne font que rendre la tâche plus complexe. Et les professionnels de la mort dans tout ça ?

Du côté des pompes funèbres et des associations d’aide au deuil, il n’existe pour l’heure aucune recommandation par rapport aux réseaux sociaux. Il faut reconnaître qu’en Suisse, on meurt vieux. En 2017, plus de 87 % des décès ont touché des personnes âgées de plus de 65 ans (chiffres de l’OFS). Celles-ci sont moins actives, voire peu présentes sur les réseaux sociaux. Ce qui explique peut-être le fait que les croque-mort ne reçoivent, pour l’heure, aucune sollicitation  de la part des familles. Leurs recommandations se limitent aux démarches administratives classiques : état-civil, contrôle des habitants, bail à loyer, etc.

Pas de recommandations, non plus, au niveau juridique

Les notaires reconnaissent également le flou juridique qui enveloppe nos données numériques. Pour Philippe Tanner, président des notaires vaudois, cette problématique est relativement récente. Cela fait seulement quelques années que les réseaux sociaux existent. Et qu’en Suisse, on meurt peu et on meurt vieux.

D’un point de vue juridique, on parle de succession des droits et des obligations. Ce sont donc aux héritiers de gérer la clôture des comptes numériques. Reste que lorsqu’on ouvre un compte de messagerie ou sur les réseaux sociaux, les droits qui s’y appliquent sont personnels. Ils touchent au respect de la vie privée des personnes physiques. Donc, théoriquement, les membres de la famille et les proches ne peuvent y avoir accès. Ce conflit d’intérêt risque de prendre une ampleur de plus en plus grande. Pour Nicolas Capt, avocat spécialiste des nouvelles technologies, les procès vont se multiplier à l’avenir. Et la justice devra trancher, au cas par cas, entre le droit des proches et celui des télécommunications.

VIDEO : « Les réponses ne sont pas du tout uniformes » 

En plus des différentes juridictions qui s’appliquent, il y a également le fait que les plateformes évoluent avec le temps. Leurs pratiques risquent également de changer dans le futur.

Faut-il anticiper soi-même l’avenir de nos données numériques ?

C’est une des pistes à explorer.  Pour l’heure, seul  Facebook offre cette solution, par le biais d’un formulaire en ligne à compléter. En ce qui concerne les autres réseaux sociaux, il n’existe pas de démarche pro-active. C’est aux proches de communiquer et de prouver le décès, pour pouvoir fermer les comptes.

Quand à Google et ses plateformes affiliées, elles proposent un « gestionnaire de compte inactif », qui permet de prendre des dispositions en cas de décès, si le compte est resté inactif pendant un certain temps. On peut soit décider d’un arrêt automatique du compte, ou alors autoriser une personne de confiance à accéder à certaines données.

Pour faciliter ces démarches, des entreprises se sont spécialisées dans ce domaine. Et comme le marché semble prometteur,  bon nombre de sites proposent aujourd’hui d’anticiper la vie de nos données numérique, après notre mort. En Suisse, c’est le cas de la start-up « Tooyoo ». Lancée en juillet 2017 avec le soutien de La Mobilière, elle s’est donnée pour slogan  « Anticipez pour mieux transmettre ». Grâce à un abonnement annuel de 39 francs, ses utilisateurs peuvent stocker, virtuellement, leurs dernières volontés. Et celles-ci touchent plusieurs domaines. Comme nous l’explique Julien Ferrari, « happy-ender in chief ».

VIDEO : « On offre aux proches la possibilité de voir toutes les informations administratives »

Enregistrer ses souhaits en matière de don d’organes, de funérailles, mais aussi lister ses comptes bancaires et ses mots de passe. C’est ce que propose « Tooyoo ». Et c’est la désignation de « gardiens des souhaits » qui permet de libérer les données enregistrées. La plateforme helvétique compte aujourd’hui près de 500 abonnés. Mais elle n’a pas encore eu affaire à une application « pratique » de son fonctionnement. A terme, il faudra voir s’il n’y aura pas, ici aussi, d’arbitrage à faire entre les personnes désignées pour faire respecter les dernières volontés.

Nos données numériques font désormais partie intégrante de nos vies. Et même si certaines perdurent sur la toile, la mort, elle, reste un phénomène bien réel. Ce qui change et évolue, ce sont les lieux de mémoire, de dialogue autour des disparus. Pour le socio-anthropologue Martin Julier-Costes, le numérique fait partie intégrante des réactions universelles des humains face à la mort.  Car il permet aussi de rassembler les vivants, de garder une trace du mort et de maintenir une forme de relation avec lui. Les réseaux sociaux sont donc un nouvel espace de gestion du deuil. Où chaque décision est susceptible faire réagir, en fonction des sensibilités de chacun.

Sarah Clément

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