Les coûts de la numérisation se chiffrent en millions et le processus est extrêmement complexe au niveau technologique. Aucun spécialiste du monde de l’archivage ne se risque à garantir une conservation sur le long terme. Est-ce que la préservation digitale va mener notre société à l’amnésie collective ? Quels sont les avantages des archives en lignes ? Finalement, l’enjeu est crucial: l’accès aux archives garantit la transparence et la démocratie.
Les coûts de la numérisation sont colossaux. Ces dernières années, de nombreuses institutions ont massivement investi dans différents projets. La Radio Télévision Suisse (RTS) a commencé en 2005 la sauvegarde de son patrimoine. Aujourd’hui la numérisation des quelque 70’000 heures d’archives de la télévision est achevée.
La Fonsart doit réunir 8 à 10 millions de francs pour assurer des opérations de numérisation.
Le constat pour les archives audio est plus préoccupant, précise le site RTSarchives.ch: les bandes magnétiques et disques 78 tours exigent des soins urgents. La Fondation pour la sauvegarde des archives audiovisuelles (Fonsart) doit réunir 8 à 10 millions de francs pour assurer les opérations de numérisation de ce patrimoine en 4 ans. En tout, la RTS va devoir numériser 170’000 bandes magnétiques datant des années 1950 à 1992 et 85’000 disques 78 tours datant des années 1935 à 1956. L’institution n’est pas la seule à investir beaucoup d’argent dans des projets de numérisation.
Info chiffres des différentes institutions pour l’année 2016
Depuis une dizaine d’années, les Archives cantonales de l’État du Valais mènent une politique de numérisation active. Le canton est précurseur dans le domaine, mais ses ambitions restent limitées par les coûts, comme l’explique l’archiviste cantonal valaisan, Alain Dubois.
Video Alain Dubois évoque la politique de numérisation dans son canton
Aux archives du Valais, les choix sont faits selon deux critères : « on numérise des sources qui sont extrêmement consultées par les chercheurs. C’est notamment le cas des recensements de la population valaisanne du 19e siècle. Elles ont fait l’objet d’une campagne de numérisation systématique, entre 2007 et 2015 ».
Certaines sources sur le Valais savoyard sont conservées à Turin. Avec la numérisation, elles sont accessibles ici en Valais pour des chercheurs valaisans.
Aujourd’hui, environ 80’000 pages de recensements ont été numérisées et sont à disposition des personnes, qui travaillent sur l’histoire de leur famille. Les archives valaisannes digitalisent également des sources historiques en lien avec le canton mais qui se trouvent dans un autre pays. « Une partie du Valais faisait partie de la Savoie entre le 13e et le 16e siècle », précise Alain Dubois: « certaines de ces sources sur le Valais savoyard sont aujourd’hui conservées à Turin. Avec la numérisation, elles sont maintenant accessibles ici en Valais pour des chercheurs valaisans ».
À l’instar des Archives cantonales de l’État du Valais, de nombreuses institutions suisses ont une mission historique: préserver et valoriser les documents en leur possession. C’est aussi le cas des communes, paroisses ou encore fondations privées. Faciliter l’accès aux documents de manière générale, permettre aux gens d’y accéder à distance et valoriser les sources historiques sont les trois raisons principales des institutions pour numériser leurs collections.
Galerie La numérisation de différentes collections
Plus qu’une tendance, la numérisation est un impératif pour les institutions suisses. Difficile d’en trouver une seule qui ne se soit pas lancée dans un vaste projet de digitalisation. Cartes topographiques, livres, journaux, bandes magnétiques, 78 tours, films, photos et même herbiers… toutes les archives y passent.
À la RTS, on a décidé de numériser la totalité de ce qui est numérisable.
Contrairement aux Archives cantonales de l’État du Valais, la Radio Télévision Suisse a un mandat de sauvegarde de tout son patrimoine. Un choix a donc été fait explique Francine Margot, technicienne de numérisation à la radio: « à la RTS, on a décidé de numériser la totalité de ce qui est numérisable. »
Francine Margot travaille à la cellule de numérisation du son à la maison de la radio, à Lausanne. Rendez-vous dans son bureau pour évoquer la politique de numérisation de masse de la RTS. La pièce tient du laboratoire d’électronique: on y voit un gramophone, des platines, un magnétophone, un ordinateur avec plusieurs écrans, et – bien évidemment – des piles de bandes magnétiques et de disques 78 tours. Le métier de cette spécialiste du son est au cœur du mandat de l’institution de service publique. La technicienne utilise une platine pour numériser les 78 tours et un magnétophone pour les bandes magnétiques.
Audio Francine Margot numérise un disque 78 tours
La numérisation se fait en temps réel, précise-t-elle. Les sons digitalisés sont ensuite peaufinés sur un logiciel avant d’être stockés pour la conservation.
Conserver ou le risque de tout perdre
La question de la conservation est centrale à la RTS. Toutes les institutions s’accordent sur une chose: numériser ce n’est pas tout, il faut conserver. Détour par la Bibliothèque Nationale, qui cherche à préserver les documents qui n’existent qu’en format digital. On parle ici de documents « nés digitaux ». Ils ont été créés en format numérique: un site internet, un e-journal, une page facebook ou une application pour smartphone.
Le format numérique est extrêmement fragile, il dépend entièrement de la technologie.
Barbara Signori est responsable du projet e-Helvetica de la Bibliothèque Nationale suisse (BN). Il a été lancé en 2001. Le but est d’archiver tous les documents « nés digitaux », qui sont en lien avec la Suisse. Pour Barbara Signori, conserver le digital est un réel challenge: « le format numérique est extrêmement fragile, il dépend entièrement de la technologie ».
Le document digital est stocké comme un « paquet de données ». Ce paquet comprend l’objet comme par exemple la photo et ses métadonnées bibliographiques, techniques et juridiques comme les coordonnées GPS où elle a été prise. Ces données restent cachées lorsque l’on regarde la photo mais elles existent numériquement en lien avec elle. On les appelle les « données Exif », elles sont indispensables pour comprendre l’objet.
Pour conserver ces archives numériques il faut mettre en place des logiciels capables de s’adapter aux évolutions technologiques. Pour Barbara Signori, le plus gros défi, c’est le long terme: « à la bibliothèque nationale, quand on parle de long terme, on parle d’éternité »! Alors, difficile de fournir des garanties, quand les outils deviennent rapidement obsolètes, précise-t-elle.
Le principal problème consiste donc à conserver les archives numériques dans la durée. Florian Defferrard travaille aux archives de la ville de Bulle et se dit très inquiet de la situation actuelle. Pour lui, la numérisation permet certes de sauver des données, mais seulement à court-terme. Cela offre notamment la possibilité de migrer les données numérisées sur le serveur suivant, avant de les migrer sur celui d’après et ainsi de suite. Mais l’historien-archiviste s’alarme, quand on évoque le long terme: « notre société est mal préparée au saut technologique induit par le support électronique! »
Son selon Florian Defferrard, la numérisation peut mener notre société à l’amnésie
La crainte de l’archiviste fribourgeois est confirmée par le valaisan Alain Dubois: « aujourd’hui, nous n’avons pas les connaissances pour pérenniser les informations au-delà d’une génération. » Des lacunes technologiques renforcées pas les coûts élevés. Florian Defferrard évoque un scénario catastrophe pour les collectivités publiques. Si une commune devait se retrouver en manque de budget pendant quelques années. Elle ne pourrait plus financer la conservation et la migration de ses données: « on peut être sûr, qu’on n’arrivera peut-être pas à débloquer les fonds nécessaires pour faire les rattrapages et migrer les données nécessaires au fonctionnement même de l’institution ».
Malgré des lacunes technologies et des coûts colossaux, Alain Dubois reste optimiste. C’est précisément le rôle de l’archiviste de maintenir la lisibilité sur le long terme: « les archivistes ont toujours été un maillon d’une chaîne. Et là, avec l’information numérique, cette notion de maillon prend vraiment sens. » C’est à l’archiviste de trouver une solution, pour pérenniser les données dans la durée. Pour le technicienne en numérisation Francine Margot, l’éventualité d’une perte a de tout temps fait partie des règles du jeu.
Son Francine Margot et la sauvegarde de la mémoire
Garder la mémoire, c’est donc accepter de la perdre selon la spécialiste du son. La question de l’évolution de la technologie et des coûts reste ouverte pour les spécialistes. Tous sont conscients des dangers liés à la numérisation mais appuient le revers positif de la médaille de la numérisation: la mise en ligne démocratise l‘accès aux archives.
Des archives démocratisées
Maëlle Cornut est une artiste valaisanne, qui a passé beaucoup de temps aux Archives cantonales de l’État du Valais. Son projet artistique s’appelle « Rhônes » et pour le réaliser, elle a utilisé des cartes numérisées.
Je veux permettre au public de se forger une opinion sur ce chantier du siècle qu’est la troisième correction du Rhône.
Sa démarche? Superposer trois cours du fleuve datant de différentes époques, avec un objectif politique: « je veux permettre au public de se forger une opinion sur ce chantier du siècle qu’est la troisième correction du Rhône ». L’artiste souhaite que la population ait une approche un peu plus critique par rapport à ce qu’on entend dans les médias ou du côté politique. Maëlle Cornut admet avoir été surprise quand elle est arrivée aux archives. Ce qui l’a frappé, c’est de voir à quel point le rôle des archivistes est politique. Pour elle, leur mission est de sauvegarder la mémoire.
Galerie Projet artistique « Rhônes »
Faciliter l’accès aux archives, c’est la philosophie des archives cantonales valaisannes. Un exemple: la presse écrite du canton a été entièrement numérisée et mise à disposition du public.
Tout un chacun peut se réapproprier sa propre histoire. Résultat: le monde des archives n’est plus vu comme réservé à une élite.
Pour Alain Dubois, cela permet de rendre accessible le passé. Ce qui n’était pas forcément le cas avant: « grâce à cet accès facilité, tout un chacun peut se réapproprier sa propre histoire. Et le regard des gens sur le monde des archives change, il n’est plus vu comme réservé à une élite ».
Alain Dubois remarque qu’avant, les gens venaient aux archives pour faire des recherches historiques. Désormais, certaines personnes s’y rendent pour utiliser les archives comme des preuves: « on a de plus en plus de personnes qui viennent faire valoir leur droit et rechercher dans les fonds d’archives les documents qui prouvent leur action vis à vis de tiers, privés ou publics. » Une nouvelle utilisation qui renforce l’exercice du droit politique.
Video Alain Dubois et l’accès démocratisé aux archives
L’accès aux archives est donc un enjeu central de la démocratie: les citoyens peuvent consulter la mémoire collective de leur pays. Les spécialistes consultés sont conscients de la tâche qui leur incombe. Francine Margot, technicienne de numérisation à la RTS raconte qu’il n’y a pas un jour où elle ne se pose pas de questions sur ce qu’elle fait: préserver la mémoire pour la transmettre aux générations suivantes.
Parler de numérisation, c’est évoquer les dangers qui menacent les documents digitaux: manque de fonds et technologie complexe et disruptive. Mais c’est également rappeler que les institutions suisses numérisent avec un objectif précis: elle anticipent le futur de notre histoire collective. Les experts qui y travaillent relativisent les dangers évoqués mais tous le confirment: on a numérisé beaucoup et très vite, sans vraiment penser à ce que l’on allait faire des millions de documents en ligne. Aujourd’hui, l’accès est encore garanti: il permet notamment une consultation citoyenne et politique. Mais demain ? La masse de documents est exponentielle et les technologiques évoluent toujours plus rapidement. Si les spécialistes ont amorcé une réflexion, c’est peut-être aujourd’hui à la société toute entière de se poser la question: numériser les archives, danger ou opportunité?
Camille Degott