L’armée fait face à un problème d’effectifs. Pire: les jeunes ne seraient plus compatibles avec l’obligation de servir, selon un récent rapport. Entre école de recrue «light» et opérations de communication, la Grande Muette est contrainte de travailler son image pour lutter contre ce désamour.
Sion, été 2015: Yannick Buttet défile sur un char la place de la Planta. C’est en commandant du bataillon de carabiniers 1 que le PDC valaisan, seul élu militaire du Parlement, parade à la tête d’un cortège de dizaines de véhicules de l’armée. But avoué de la démonstration: renforcer les liens entre l’armée et la population civile. Et ça marche, puisque cet insolite défilé militaire en pleine journée suscite l’intérêt de nombreux curieux, femmes et enfants venant même s’essayer au maniement de pièces d’artillerie.
S’il s’agissait en l’occurrence d’une initiative personnelle de Yannick Buttet, la Grande Muette ne rechigne plus à se montrer. Face à des critiques toujours plus virulentes, a-t-elle besoin de légitimer sa mission? L’armée préfère parler d’un déficit de notoriété. «Avant, chaque père de famille partait trois semaines par année en cours de répétition, et devait l’expliquer à ses enfants. Aujourd’hui, avec la fin du service à 32 ans, plus aucun enfant n’est confronté directement à des militaires», explique le capitaine Caspar Zimmermann.
«C’est un combat vain et perdu»
Améliorer l’image de l’armée, cet Argovien y travaille désormais à plein temps. Il a rendu sa casquette de journaliste dans une radio locale pour se consacrer à cette nouvelle mission. Son champ de bataille: les réseaux sociaux, où il fait face à des adversaires qui proviennent… de son propre camp. La toile regorge en effet de vidéos tournées par des soldats. Or, ces séquences, qui sont loin de donner une belle image de l’armée, comptent pour certaines plusieurs millions de vues sur YouTube ou Facebook.
L’armée a joint les actes à la parole, puisqu’elle a ouvert début février son propre compte Instagram. Un premier pas avant d’investir d’autres terrains virtuels comme Facebook ou Twitter, explique le capitaine, pour l’instant seul aux commandes. En deux mois à peine, plus de 2000 personnes ont répondu à l’appel. «C’est un très bon résultat, et l’armée a parfaitement su s’adapter aux codes de ce réseau. Sur Instagram, elle peut toucher les 14 à 20 ans, soit un public de futurs militaires», explique Ludovic Chenaux, CEO de l’agence de communication Up to You.
Communiquer, séduire, trouver de nouveaux publics: quelle mouche a-t-elle donc piqué l’armée? Si elle sort du bois, c’est parce qu’elle en est forcée. Depuis plusieurs années, les effectifs s’érodent dangereusement. Au point d’être même en-dessous de la ligne rouge tracée dans le projet DEVA (développement de l’armée), qui doit façonner le nouveau visage du service d’ici 2018. En 2015, seules 17’561 recrues ont achevé leur instruction de base, un total en dessous de la cote d’alerte (18’000).
Deux groupes font cruellement défaut: les soldats et les officiers. Si l’armée peut obliger certains soldats à continuer leur aventure sous les drapeaux pour devenir sous-officiers, ce n’est pas le cas pour une carrière d’officier (600 jours de service au total). Le bât blesse davantage encore en ce qui concerne les soldats, carburant de la machine militaire. Depuis trois ans, les effectifs sont passés de 100% des besoins à 88%, avec une chute particulièrement forte en 2015.
Face à ce recul, l’armée envisage d’édulcorer les conditions de recrutement, en acceptant notamment les recrues en situation d’obésité. Pourtant, les chiffres en matière d’enrôlement sont stables. Le vrai problème, clairement pointé du doigt dans le recensement 2016 de l’armée, se situe au niveau des départs en cours de service. Plus de 3000 soldats ont déserté en direction du service civil ou ont été réformés pour problèmes physiques.
Le service civil pour ne pas grader ou par manque de sens du service militaire: un appel lancé sur Facebook dans le cadre de notre enquête nous a permis de récolter de nombreux témoignages de «déserteurs». Pour la hiérarchie militaire et son bras armé politique, c’est clair: le service civil constitue une menace directe pour l’armée et sa mission. Le nouveau chef de l’armée Philippe Rebord l’a encore martelé récemment dans les médias.
Or, trois rapports successifs commandés par le Conseil fédéral sur la question (2010, 2012, 2014) ont tous rendu une conclusion différente. Dans une interpellation déposée le 17 mars, le conseiller national Jonas Fricker (Verts/AG) exige une mise au point officielle du Conseil fédéral et, le cas échéant, une remise à l’ordre de la hiérarchie militaire.
«C’est un pur scandale»
Denis Froidevaux, ex-président de la Société suisse des officiers, partage l’avis de son commandant. Le Vaudois ne mâche pas ses mots à l’encontre du service civil, qu’il considère comme une «concurrence déloyale». Parlant même de «pur scandale», Denis Froidevaux estime que c’est clairement la fin de l’objection de conscience, en 2009, qui a ouvert la boîte de Pandore. «La Constitution prévoit le service civil comme subsidiaire à l’armée, et non comme alternative», rappelle-t-il.
«Comment exiger d’un jeune homme qu’il aille se traîner pendant des mois dans la boue alors qu'il peut classer des livres et dormir à la maison?» Denis Froidevaux
Une armée de mauviettes?
Derrière cette façade belliqueuse à l’encontre du service civil, la remise en question est toutefois profonde. Au niveau politique, le manque d’attrait de l’armée a débouché sur un rapport, dont les conclusions ont été rendues publiques courant 2016. De manière plutôt surprenante, ses principales révélations sont d’ordre sociologique: l’école de recrue, dans le modèle actuel, ne serait plus adapté au profil des jeunes du XXIè siècle. «Des troubles d’adaptations autant psychiques que sociales sont d’ores et déjà perceptibles au sein du système de l’obligation de servir», écrivent les auteurs. Les jeunes hommes d’aujourd’hui, «trop hédonistes et individualistes», ont des modes de vie difficilement compatibles avec les codes de la vie militaire.
En attendant une éventuelle réponse politique (lire ci-dessous), c’est peut-être de l’armée elle-même que viendra la solution. Elle porte déjà un nom: «PROGRESS». Pour enrayer les exemptions et départs, l’armée a développé une école de recrue «light». Preuve que l’exercice d’introspection ne date pas d’hier, ce projet-pilote a été lancé depuis plusieurs années à Colombier (NE). Il aurait débouché sur des résultats très concluants, au point qu’il devrait désormais être étendu à l’ensemble de la Suisse. Baskets aux pieds des recrues, marches raccourcies, ordres non plus criés mais «expliqués» et surtout six ou sept heures de sommeil garanties: c’est une révolution qui se trame dans les enceintes barbelées des casernes pour adapter le service à cette nouvelle génération.
Cette armée «light» va-t-elle stopper l’hémorragie dans les casernes? Pour l’instant, elle provoque de gros débats au sein de l’armée: certaines voix critiques goûtent très peu à l’édulcoration du service militaire. «Avec ces adoucissements, l’armée devient un camp de scouts», estime le lieutenant-colonel Willi Vollenweider, président du groupe Giardino, une association d’officiers qui milite «Pour une armée de milice forte».
Une levée de boucliers qui trouve un écho sous la Coupole en la personne de Jean-Luc Addor. Le conseiller national UDC valaisan multiplie les interventions. Dernière en date le 1er mars avec une question au gouvernement: «Le Conseil fédéral ne craint-il pas que l’application de PROGRESS à grande échelle ne conduise immanquablement à une baisse inacceptable des capacités opérationnelles de notre armée? Est-il prêt, dès lors, à mettre un terme à des pratiques manifestement incompatibles avec les exigences d’une armée digne de ce nom?»
Autres combats de Jean-Luc Addor: faire interdire les soldats vegan dans l’armée (motion déposée le 17 mars), ou encore prendre des mesures pour «stopper le développement du communautarisme dans l’armée», après la publication de photos de trois soldats albanais posant avec le drapeau de leur pays.
L’obligation de servir en question
L’armée se trouve face à un grand paradoxe: elle est forcée à se remettre en question alors qu’elle jouit d’une très grande légitimité démocratique. Le refus du fonds l’avion de combat Gripen, en 2013, a marqué la première défaite de la défense nationale devant les urnes. Incident de parcours ou marque d’une nouvelle ère?
C’est là que réside le casse-tête pour l’armée: le corps électoral la plébiscite, mais ce sont les principaux concernés qui rechignent toujours plus à passer du temps sous les drapeaux. Certains y trouvent néanmoins un sens. C’est le cas de Christophe Niquille: ce Fribourgeois de 28 ans, jeune diplômé en sciences politiques, vient de publier à Paris son mémoire de master portant sur la stratégie militaire.
Actuellement en engagement au Proche-Orient, il est convaincu des avantages de cette double vie civile et militaire. Egalement fondateur en 2013 de la société des officiers de l’Université de Lausanne, Christophe Niquille estime devoir beaucoup à l’armée.
Autre officier, même son de cloche. Nicolas Dousse, 31 ans, est depuis peu docteur à l’EPFL. Ses travaux portent sur les transports de personnes par drones, et sa carrière militaire parallèle l’a «beaucoup aidé», assure-t-il.
En février, le Fribourgeois a pris les commandes du bataillon de carabiniers 1, un prestigieux ensemble militaire que celui qui porte le grade de capitaine s’est fait une fierté de commander pour la première fois à l’occasion du World Economic Forum de Davos. Pour lui, l’armée est une gardienne de certaines valeurs qui se perdent dans la société civile.
Christophe Niquille et Nicolas Dousse ont passé chacun plus de 600 jours sous les drapeaux, en plus d’une brillante carrière universitaire. Militaires convaincus, ils partagent toutefois les conclusions du groupe de travail: il faut réformer le service. C’est aussi l’avis de Romain Wanner, journaliste et officier de presse de son bataillon. S’il salue les velléités de mieux communiquer de l’ex-Grande Muette, il estime que la tendance à la désertion des casernes ne peut pas être uniquement combattue avec des messages sur Instagram. «L’armée peut communiquer autant qu’elle veut, le nerf de la guerre sera toujours de trouver une mission intéressante à chacun de ses éléments.»
Et si cette politique de communication active ne suffisait pas? Le rapport du groupe de travail formé par la commission de politique de sécurité du Conseil national a planché sur quatre scénarios de réforme de l’obligation de servir, dont deux radicales: rendre l’armée obligatoire pour les femmes ou développer une obligation générale de servir avec une affectation à choix comme les pompiers ou la Croix-Rouge. Or, en l’état, «aucune majorité ne se distingue en faveur de l’une de ces pistes, confie Lisa Mazzone (Verts/GE), membre de la commission. Il y a une remise en question, mais pas encore les solutions.»
Textes, audios et vidéos: Adrien Schnarrenberger
Photos: Keystone