En Suisse romande, les terrains synthétiques de football ont petit à petit remplacé le bon vieux gazon. Toutefois, leur âge d’or semble révolu. Surtout ceux que l’on remplit avec de petites billes de caoutchouc issues du recyclage de pneus. Problème : ces granulés contiendraient des substances nocives, dangereuses pour l’être humain comme pour l’environnement. Sommes-nous face à un problème de santé publique ?
Un mercredi soir au stade de la Fontenette, à Carouge, dans le canton de Genève. « Seul! », « écarte! », ou encore « trois touches de balle maximum! »: voilà quelques exemples d’incitations captées par les oreilles d’un journaliste en visite auprès de l’US Carouge. Ce petit club amateur de la cité sarde évolue en 2e ligue régionale et s’entraîne trois à quatre fois par semaine sur le même terrain. Cette pelouse, en réalité, est artificielle. Il s’agit d’un « synthé », comme le surnomment les joueurs.
Le rectangle de 100 mètres par 64 est foulé chaque semaine par des centaines de footballeurs, tous âges confondus. Construit en 2007, cela fait donc maintenant plus de dix ans que certains d’entre eux usent leurs crampons sur cette surface de jeu. Nous leur avons demandé s’ils étaient conscients que, outre leurs chaussures, leur propre santé pourrait être mise en danger.
À voir l’expression du visage de Victor, Fabien ou encore Cris, ils tombent manifestement des nues.
Un terrain, 20'000 pneus
Tout commence en novembre 2017, après la publication d’un article dans le magazine français So Foot. Le mensuel évoque une polémique autour des granulés de caoutchouc dispersés sur certains terrains de football aux Etats-Unis. Ces billes seraient responsables de centaines de cas de cancer dans le monde et d’une importante pollution environnementale.
Il faut savoir que, pour un seul terrain, près de 120 tonnes de caoutchouc sont nécessaires, soit l’équivalent d’environ 20’000 pneus. Ces gommes proviennent principalement du recyclage effectué par les industries chimique et pétrolière.
Et c’est là que le bât blesse. Plusieurs études scientifiques font état de 190 substances classées comme toxiques ou cancérigènes. Des « métaux lourds, des composés organiques volatiles et, surtout, une famille de substances que l’on appelle les HAP » (pour hydrocarbures aromatiques polycycliques, ndlr), énumère Martine Bourqui, responsable de section à l’Office fédéral de la Santé publique (OFSP). Mais selon les autorités sanitaires suisses, pas de quoi s’inquiéter.
« Une heure ou deux ». Mais nous l’avons vu avec l’US Carouge: les joueurs s’entraînent trois, voire quatre fois par semaine sur ces surfaces. Sans compter le traditionnel match dominical. Les humains ne sont pas les seules victimes potentielles. L’environnement peut lui aussi subir des nuisances, explique Nathalie Chèvre, écotoxicologue à l’Université de Lausanne.
Avec l’effet de la pluie et du vent, ces billes de caoutchouc peuvent se retrouver dans les cours d’eau et affecter la chaîne alimentaire.
Et après un rapide calcul, les propos de la scientifique prennent encore une autre tournure. Le nombre de billes en caoutchouc qui se déversent chaque année dans la nature en Suisse fait froid dans le dos.
Bisbilles parmi les scientifiques
Alors, dangereux ou pas ces granulés? S’il y a bien une chose qui est certaine dans les débats scientifiques autour de cette question, c’est que rien n’est sûr. Parmi les spécialistes consultés, tous concèdent qu’en l’état, il est impossible de se prononcer avec certitude sur la dangerosité des billes de caoutchouc contenues sur les terrains synthétiques. Certaines études alarmistes seraient même volontairement à charge. Elles prennent uniquement en compte « l’extreme worst case » (le pire des scénarios), croit savoir l’OFSP. Et dans ce cas, « la situation n’est plus du tout réaliste ».
Par ailleurs, une distinction doit être faite entre la notion de « danger » et celle de « risque », rappelle l’écotoxicologue Nathalie Chèvre. « Il existe des substances dangereuses mais qui ne présentent pas de risque si on n’y est pas exposé, et d’autres très peu toxiques mais qui peuvent s’avérer à risque en cas d’exposition prolongée », illustre-t-elle.
Une quarantaine de terrains romands concernés
L’histoire des terrains synthétiques de football remonte au début du XXe siècle. En Angleterre, où le « sport roi » est né, un premier brevet lié à cette technique est déposé en 1910. Cent ans plus tard, les pelouses artificielles ont essaimé dans le monde entier. Le football n’est pas le seul concerné: on retrouve des « synthés » également dans le hockey sur gazon ou dans le football états-unien. En Suisse, le point culminant est atteint en 2006, lorsque les Young Boys, club bernois de Super League, décident de passer à l’artificiel dans leur jardin du Stade de Suisse. Côté romand, Neuchâtel Xamax fait de même avec sa Maladière une décennie plus tard.
En Suisse, sur les 2900 terrains de jeu homologués, 380 sont en revêtement synthétique, détaille l’Association suisse de football (ASF). Parmi eux, environ 250 sont dits « avec remplissage »: on ajoute entre les filaments de fibres synthétiques différents matériaux pour améliorer leurs caractéristiques techniques (souplesse, rebond, roulement, stabilité). Il existe plusieurs types de remplissages. Intéressons-nous aux trois techniques les plus utilisées.
Les remplissages de la discorde sont ceux appelés « SBR » et « SBR encapsulés ». En Suisse romande, on estime à une quarantaine les terrains concernés.
Le détail canton par canton ci-dessous (Berne n’a pas été pris en compte en l’absence de chiffres).
Du côté des autorités sportives, on s’aligne sur les positions de l’OFSP. « Circulez, il n’y a rien à voir », dit en substance l’ASF par l’intermédiaire de Pierre-Yves Bovigny, responsable de la qualité des terrains au sein de la faîtière du football suisse.
Mais ce n’est pas le cas dans tous les pays. Certains, dont l’Italie et les Pays-Bas, ont préféré interdire la construction des terrains avec remplissage de pneus en vertu du principe de précaution.
Impossible de dissiper le doute à ce stade. Toutefois, compte tenu de cette situation, des voix se sont élevées pour réclamer d’approfondir les investigations et en informer le public.
D’ici là, pourrait-on imaginer en Suisse un moratoire fédéral sur la construction de ce type de terrains? « Non, car nous n’avons aujourd’hui rien dans les mains qui nous permette d’affirmer qu’il existe un risque pour la santé humaine », indique l’Office fédéral de la Santé publique. « Ce serait disproportionné », selon lui.
L’OFSP se contente de formuler deux recommandations: bien se laver les mains et nettoyer ses blessures et le matériel après utilisation.
Alternatives "vertes"
Au niveau local, les arguments des autorités ne rassurent pas tous les acteurs. A Pully (VD) par exemple, le conseiller communal PLR Jean-Luc Duvoisin a déposé un postulat début mars proposant d’éliminer ces granulés en caoutchouc des terrains de sa commune.
Tous les composés chimiques, les perturbateurs endocriniens, peuvent poser problème au niveau de la santé donc il faut essayer de les limiter au maximum.
Même son de cloche, mais au niveau cantonal cette fois, quelques jours plus tard. Suite à un postulat du Vert’libéral Jean-François Chapuisat, le Conseil d’Etat vaudois a été prié de prendre des mesures de précaution. L’élu a reçu le soutien de près d’un tiers des députés, tous partis confondus.
D’autant que des solutions alternatives – et écologiques – existent. Les remplissages 100% organiques, composés de liège, sont neutres pour l’environnement. De plus, ils peuvent être recyclés en fin de vie, sous la forme de substrats réutilisables dans l’agriculture.
Chez RealSport, le leader romand de la construction d’enceintes sportives non professionnelles, on conseille depuis une demi-douzaine d’années cette solution. Selon Benoît Dubey, directeur de l’entreprise basée à Rossens (FR), le souci est avant tout politique: « Le prix du liège sur le long terme reste similaire à celui de la gomme. Mais les décideurs ont plutôt tendance à choisir la solution « déjà vue ». Ainsi, privilégier le naturel est pour certains élus un risque qu’ils ne sont pas prêts à prendre dans leur commune. »
De son côté, Benoît Dubey craint-il des répercussions si la nocivité des « synthés » venait à être confirmée? « En tant que responsable d’une entreprise qui a posé ce genre de produits, oui, on pourrait l’imaginer. Mais il faut bien comprendre qu’à chaque fois que nous avons réalisé un terrain, nous l’avons fait en pleine compatibilité avec la loi du moment. »
Prévenir plutôt que guérir?
La loi et son interprétation. Et si on tenait là le cœur de cette affaire? Lors de nos rencontres, tous les acteurs issus des sphères dirigeantes, politique comme sportive, se sont réfugiés derrière la « légalité » des terrains de football synthétiques contenant des billes de caoutchouc.
« Les législations suisse et européenne sur les produits chimiques prévoient des restrictions et des interdictions d’utilisation de substances dangereuses, lesquelles s’appliquent également à la fabrication des revêtements synthétiques. Il ne devrait donc pas y avoir de traces de ces substances dans les pneus aujourd’hui », affirme Niklaus Schwarz de l’Office fédéral des Sports. Mais une zone grise apparaît en filigrane, notamment sur la provenance des pneus, comme le concède le chef des installations sportives: « Quand on importe des gommes de Chine par exemple, il n’y a pas les même règles qu’en Suisse ou en Europe. Donc là on peut effectivement avoir un problème.
Interrogé à ce sujet, la direction de RealSport n’a pas souhaité communiquer le nom des entreprises qui lui fournissent les granulés issus du broyage de pneus.
Nous sommes donc allés poser la question à Martine Bourqui, de l’Office fédéral de la Santé publique.
« Pas une priorité » donc pour la Confédération. Doit-on attendre les premiers cas avérés de cancers ou de pollution environnementale pour que ce sujet soit considéré comme un problème de santé publique?
Aux Etats-Unis, Amy Griffin est une célébrité. Elle a remporté en 1991 la première Coupe du monde de football féminin de l’histoire. Aujourd’hui, elle prodigue ses conseils à de jeunes gardiennes qui rêvent d’émuler son parcours. Parallèlement, elle tient depuis 2009 une liste… macabre. Cet inventaire atteint désormais le chiffre 237. Soit le nombre de joueurs de foot atteints d’un cancer (principalement du sang) aux Etats-Unis. Tous évoluaient sur des terrains synthétiques.
Stefan Renna