En se basant sur un vieux modèle famille, la Suisse ne facilite en rien la vie des hommes désireux de laisser leur carrière professionnelle au profit de l’éducation de leurs enfants. Si les stéréotypes ont la peau dure, de plus en plus d’hommes endossent le rôle de papa au foyer. Contre vents et marées.
« Ce que les gens en pensent, cela me passe au-dessus. Le plus important c’est de vivre comme on en a envie. » Grand et fier gaillard, François Zippo, 49 ans, n’en reste pas moins un papa poule qui depuis quatorze ans, s’occupe du bien-être de ses deux filles à plein temps.
Pour cet habitant de Cossonay (VD), devenir père au foyer a été une évidence à la naissance de son aînée Pauline: « Cette décision a été mûrement réfléchie avec ma femme qui travaillait de le domaine bancaire. » Cuisinier de métier, le Vaudois n’a eu aucun mal à laisser tomber son activité professionnelle au profit de la carrière de son épouse: « Elle souhaitait s’engager davantage dans son job. Moi, je ne voyais aucun inconvénient à laisser de côté ce pan de ma vie. »
Lorsque j'amenais mes filles devant le bâtiment scolaire, j’étais souvent le seul mec. Pas grave... Je me suis fait plein de copines au café! François Zippo, père au foyer à Cossonay (VD)
Si aujourd’hui ses filles ont bien grandi, François s’est longtemps illustré parmi les mamans à la sortie de l’école. « Il y a quelques années, lorsque je les amenais devant le bâtiment scolaire, j’étais souvent le seul mec. Pas grave! Je me suis fait plein de copines au café », sourit-il. Rarement à la maison avant 18h, sa femme Barbara n’en reste pas moins une mère attentive. « Lorsqu’elle rentre, elle s’occupe de nos devoirs et on échange beaucoup sur ce qui se passe la journée. Cette situation nous convient, car nous avons tous trouvé notre équilibre », témoigne fièrement Andréa, 12 ans. « Je sais faire des choses que la plupart des hommes ne connaissent même pas. Et croyez-moi, je me sens privilégié », continue François, qui a appris à faire des tresses et qui est désormais incollable sur la chanteuse Ariana Grande.
La Suède, un modèle à suivre
Selon le site genevefamille.ch, François fait partie des 4% de pères déclarés «au foyer» en Suisse. « Ce pourcentage est une estimation, car nous avons de la peine à quantifier leur nombre exact, puisque une politique familiale en Suisse n’existe pas », commente Gilles Crettenand, collaborateur au sein de l’association Männer.ch. A titre de comparaison, une famille sur dix compte un papa au foyer au Canada. « Pour prouver que la Suisse est en retard sur le plan sociétal, regardons simplement le cas du congé parental, qui, au même titre que L’Irlande et l’Albanie, n’existe pas. Nous sommes les derniers en Europe. »
Nous sommes restés scotchés sur le vieux modèle des années 1960: l’homme travaille à plein temps alors que la femme fait le ménage. Gilles Crettenand, coordinateur du programme MenCare
« En Suisse, c’est le travail avant tout », martèle-t-il. Un modèle qui se trouve bien loin de la Suède, dont le congé parental dure quinze mois. L’initiative populaire «Pour un congé de paternité raisonnable» souhaite passer d’un jour à quatre semaines et sera soumise au peuple d’ici deux ans. « Le Conseil fédéral a rejeté le texte, c’est donc le peuple qui devra se prononcer. Si l’initiative passe, nous vivrons un grand pas en avant. Elle refléterait le souhait de nombreux pères: celui de s’investir davantage dans l’éducation de leurs enfants », continue Gilles Crettenand. « Nous sommes restés scotchés sur le vieux modèle des années 1960: l’homme travaille à plein temps alors que la femme fait le ménage. De plus, les entreprises acceptent difficilement le fait qu’un homme demande à travailler à temps partiel. Or, ces derniers aimeraient davantage être à la maison, en famille. Dans notre société, être un homme au foyer est trop souvent mal perçu. N’ayons pas peur des mots. »
L’entourage, entre critiques et admiration
A l’image de François Zippo, le conseiller communal nyonnais Sacha Soldini porte lui aussi fièrement le drapeau de papa au foyer. Et ceci afin « d’optimiser une qualité de vie de famille. » Si l’un a dû essuyer quelques remarques plus ou moins désobligeantes sur sa condition, ce n’est pas le cas du politicien. « Je ne subis aucune critique de la part des gens. Au contraire, certains sont admiratifs et me le font savoir », confie-t-il. Cette admiration est également partagée par sa femme Stéphanie, qui a continué son aventure d’enseignante à cent pour cent.
Audio – Stéphanie Soldini: « Je ne voulais pas lâcher mon travail. »
Un homme à la maison, oui… mais bien occupé à l’extérieur. Sacha Soldini, chef de groupe UDC au sein de sa ville, tenait à garder une activité indépendante de sa vie familiale: « Le soir, lorsque tout le monde a mangé, je m’en vais à mes réunions de parti. Cela me permet de garder un équilibre personnel et d’être bien dans mes baskets. Je remercie ma femme de prendre le relais en soirée. »
Assumer ses choix en couple, aucun problème le Morgien Antoine André. Il y a quatre ans, l’ancien conseiller communal a décidé de devenir papa au foyer par « la force des choses ». Une nouvelle bien accueillie de la part de son entourage malgré quelques remarques jugées plutôt naïves.
Si le jeune père de deux enfants s’estime privilégié, c’est grâce à la profession qu’effectue son épouse à plein temps au sein des Nation Unies à Genève: « Je ne pense pas que ce choix soit donné à toutes les familles. J’ai laissé de côté mon job car nous avons la chance d’avoir les moyens financiers pour prendre une telle décision. »
« Ce genre de situation ne devrait plus arriver. Chaque famille devrait pouvoir adopter le style de vie qui lui convient sans être influencée par les dictats d’une politique bien trop patriarcale », continue Gilles Crettenand. Grâce à l’expo itinérante «Papas en Suisse», le programme MenCare, en collaboration avec l’association Männer.ch, espère faire changer les mentalités.
Galerie photo – Exposition « Papas en Suisse »
Vidéo – Gilles Crettenand, coordinateur au sein de MenCare
Egalement membre de l’association, le Neuchâtelois Grégory Jaquet, lui-même père de trois enfants, a laissé de côté sa carrière professionnelle au profit d’une vie familiale qu’il estime de qualité. Outre la question financière, celui-ci se réjouit d’être enfin en adéquation avec ce qu’il espérait de sa vie de père.
Vidéo – Gregory Jaquet: « J’aimerais parler à l’homme que j’étais à 18 ans. »
Selon Carine Carvalho, chargée de missions au Bureau de l’égalité de l’Université de Lausanne, le choix ne plus être actif au niveau professionnel est difficile à assumer pour la plupart des hommes. Pour espérer une évolution, des changements de paradigmes doivent être incités au sein même des représentations sociétales, bien trop ancrées dans nos mœurs.
Audio- Carine Carvalho: « Les hommes n’ont pas forcément appris à s’occuper des autres. »
Le poids du regard des autres, connu par certaines femmes au foyer est donc vécu par ces hommes. « Le père doit encore faire face à une critique supplémentaire puisqu’il tire un trait sur sa carrière professionnelle, explique Isabelle Henzi, co-fondatrice du site vaudfamille.ch. Elle insiste: « On ne devrait même pas faire de distinction de genre sur ces questions-là. »
Un choix partagé par le présidente du Grand Conseil vaudois Sylvie Podio, qui ne fait toutefois pas de distinction entre les sexes: « La question est délicate, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Elle se pose sur ce que nous estimons comme étant du travail et ce que nous estimons qui ne l’est pas. » Et la députée le sait pour l’avoir vécu elle-même. « J’ai été mère au foyer et j’ai entendu une fois mon fils me dire que je ne faisais rien. A l’heure où nous allons devoir faire face au vieillissement de la population avec un fort investissement des «proches aidants», il serait peut-être bien que nous nous reposions certaines questions au sujet des activités qui méritent une reconnaissance sociétale. »
Parmi les pistes que nomme la députée Vert, le revenu de base inconditionnel avait pour vocation d’entamer ce débat: « Les hommes qui se trouvent confrontés à ce regard négatif face aux tâches éducatives et ménagères doivent oser en parler. » Concrétement, cette difficulté à trouver un emploi à temps partiel est due à des professions peu ouvertes à ce genre d’approche.
Papa célibataire, le Morgien Marc Lambrigger n’a pas eu la chance de pouvoir diminuer son temps de travail pour s’occuper de ses deux filles une semaine sur deux. Un détail d’envergure qu’il aimerait modifier pour autant que son employeur le tolère.
Vidéo – Marc Lambrigger: « Je fais des heures supplémentaires une semaine sur deux. »
Serait-il juste d’affirmer que la plupart des entreprises ont de la peine à soutenir un homme qui souhaiterait réduire son temps de travail? A cette question, le Centre Patronal de Paudex reste patronal… c’est-à-dire prudent. « A notre connaissance, aucune statistique fiable n’est disponible en la matière », se contente de répondre Patrick Eperon, responsable des relations avec les médias. Questionné en ce sens, le sociologue ultraconservateur Uli Windisch n’a également pas souhaité donner son avis.
« Notre société est dictée par le pouvoir de l’économie », déplore Gilles Crettenand, qui invoque également l’absence de congé paternité et des crèches trop chères et peu flexibles au niveau des horaires. « Tout le monde le sait: concilier vie professionnelle et familiale permet de bénéficier de collaborateurs plus motivés, et donc aussi plus rentables.
Un seul mot d’ordre: oublier les modèles sociaux
Pour lui, trois choses seulement différencient le père et la mère: le fait de porter l’enfant, accoucher et l’allaiter. Mais tout le reste peut être assumé par le paternel. « En Suisse, 25 000 papas élèvent leurs enfants seuls, et nous ne comptons pas 25 000 enfants morts pour autant. Il est temps de se réveiller! »
Il faut arrêter de différencier la vie privée et la vie professionnelle, c’est dépassé de penser comme ceci. Gilles Crettenand, coordinateur du programme MenCare
Alors quel modèle mettre en place? « Aucun, notre société en a bien trop », répond-il. « Il faut juste être conscient que nos stéréotypes ancrés en nous nous empêchent de bien réfléchir. » Et pour ceux qui ne souhaiteraient pas faire le grand saut en gardant un pied dans le monde professionnel, des solutions peuvent être mises en place, notamment par le biais de télétravail: « Il y a une réponse pour tout le monde. Ce qu’il faut c’est arrêter de différencier la vie privée et la vie professionnelle, c’est dépassé de penser comme ceci. »
Vidéo – Gilles Crettenand: « Les nouvelles générations s’ouvrent au débat. »
En un mot, les désirs progressistes de la nouvelle génération de travailleurs sonne comme un espoir: « De plus en plus de jeunes hommes sont conscients que leur épanouissement ne passent pas que par le job. Ils arriveront à transcrire leurs envies et faire avancer les choses. La route est encore longue. Mais, nous y croyons. »
Sophie Zuber