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Policiers : dépassionnés, désabusés

Le métier de policier est un métier de passion. On ne s’y engage pas si on ne s’y intéresse pas. Pourtant, malgré cet amour du métier, de nombreux agents perdent le feu sacré. Ils quittent alors police-secours après un premier cycle de six ans ou « démissionnent sans démissionner ». Décryptage d’un phénomène inquiétant. 

Texte, vidéo et sons : Anthony Loewer
Images : Anthony Loewer & Keystone

« Je suis parti parce que j’en avais marre. Je me suis engagé pour être utile à mon prochain, pour le protéger. Or, je n’ai pas eu l’impression de remplir cette mission en amendant, sans prévention aucune, des automobilistes qui oublient un clignotant dans un rond point ».

Pour Mathieu (nom complet connu de la rédaction), dégustant une bière blanche au sortir de son service d’ambulancier, cette routine quotidienne était devenue pesante. Lui qui rêvait de vider les quartiers des délinquants se retrouvait à devoir faire de la bureaucratie en remplissant des rapports. Il a donc décidé de démissionner de la police.

Une réalité très lointaine des vidéos d’information des différents corps de police qui mettent en avant un métier au contact de la population la plus fragile, qui permet de se dépenser physiquement chaque jour et qui vous promet que vous rendrez le monde meilleur.

Policier, métier de désillusion

« On m’a clairement dit plusieurs fois que je n’étais pas assez rentable et que je devais ramener plus d’amendes, se souvient-il, je voyais clairement que ceux qui amendaient le matin avant d’arriver au poste étaient mieux perçus par les chefs ».

Il est cependant impossible d’obtenir des confirmations écrites de ces propos. Néanmoins, des documents confirment ces dire. La Ville de Lausanne budgétise chaque année les revenus liés aux amendes. Les objectifs financiers sont ainsi clairement posés.

Des consignes « jamais reçues par mail mais abordées lors d’entrevue entre quatre yeux avec mon chef direct » nous confirme José (prénom d’emprunt), comme pour confirmer qu’il a, lui aussi, vécu ces pressions. Pour le Vaudois, « au début, tout allait bien, je pétais le feu… Puis, petit à petit, je me suis rendu compte que mon quotidien était différent que celui présenté lors des séances d’information de la Police vaudoise ».

Aujourd’hui, le café que boit ce trentenaire est amer. Ce père de deux enfants nous a donné rendez-vous dans un bistrot fribourgeois pour nous partager son regard critique sur son métier, dix ans après ses débuts. Grand et musclé, il est de ceux qui rassurent ; tout le contraire de ses propos. « Je pensais qu’à police-secours, nous serions des acteurs importants de la protection de la population ». Un sentiment qui va rapidement le quitter.

Il a eu l’impression que son travail ne servait à rien, la faute à une justice qu’il estime être inefficace « nous arrêtions un malfrat un jour et nous le recroisions dans la rue dès le lendemain, parfois avec un regard narquois » ou aux élus politiques  » cherchant à gérer la police comme une entreprise tendant à la rentabilité absolue « . Des situations qui l’ont obligé à trahir ses valeurs ; protéger et servir.

Après six ans de service, un tiers des agents ne sont plus à police-secours ! Frédéric Maillard, analyste et prévisionniste des polices suisses.

Un constat qui ne surprend pas Frédéric Maillard, analyste et prévisionniste des polices suisses. Pour lui, trop de gens s’engagent en pensant que ce qui est présenté en séance d’information est le seul quotidien. Des rencontres où le travail administratif de bureau ou d’amende est passé volontairement sous silence. Une situation qui, d’après lui, trompe les aspirants. Elle les persuade qu’ils seront les « shérifs » qui ne vont, au quotidien, que lutter contre le crime en sauvant la veuve et l’orphelin. Le métier serait donc idéalisé pour attirer le plus de personnes possible.

AUDIO : Pour le Lieutenant Matthias Landert, le métier n’est pas idéalisé.

Du côté des écoles de police donc, « circulez y’a rien à voir ». Pourtant, les chiffres sont têtus. Et ceux que nous avons pu obtenir de manière anonyme auprès de différents policiers confirment le constat fait par le spécialiste Frédéric Maillard. Après six ans de moyenne, un tiers des nouveaux agents ne font plus partie de police-secours. Soit pour se réorienter sur une spécialisation (par exemple dans les forces d’intervention) prévue ou non au départ, soit carrément pour quitter l’institution policière. Un chiffre difficile à comparer tant les statistiques sur la reconversion professionnelle manquent en Suisse. Seul le Professeur Flückiger de l’Université de Genève annonçait en 2012 qu’une personne sur 2 à Genève exerçait un emploi pour lequel il n’avait pas été initialement formé.

Démissionner sans démissionner

Quand à ceux qui restent, si une grande majorité tout de même le fait car ils ont gardé le feu sacré du métier, ce n’est pas forcement le cas pour tous. Certains baissent les bras et « démissionnent sans démissionner » selon les observations de Frédéric Maillard. Car l’institution possède les moyens de garder ces hommes et ces femmes malgré une forte démotivation. Et ces obligations qui font rester ces agents sont nombreuses « Prenez l’exemple d’un menuisier qui est entré à la police, nous explique celui qui a analysé plus de 5’000 policiers suisses. Il ne possède que deux diplômes dont un d’un métier qu’il ne veut plus faire car il lui occasionnait des douleurs au dos. Quel motivation aura-t-il à quitter la police ? »

L’expert met également en avant les avantages financiers et en nature du métier de policier. Les agents étant considérés comme des personnes de confiance, l’achat d’une maison se fait beaucoup plus facilement car l’uniforme inspire le respect. L’aspect financier est également important tant les agents de police disposent d’une certaine qualité de vie. « Certaines personnes se forcent à rester en espérant une montée en grade débouchant automatiquement sur une augmentation de revenus ».

Les conséquences sont alors désastreuses. Si seul une infime minorité de ces agents « qui s’estiment trompés » versent dans la boisson, ils s’éloignent de leur mission de base : protéger et servir. A des degrés divers, ils sacralisent leur vision de la justice ou versent dans le sarcasme envers leur victime. C’est à ce moment que le franchissement de la limite du racisme arrive.

Rien que l’an dernier, 19 incidents racistes concernant la police ont été recensés en Suisse par la Commission fédérale contre le racisme. Si l’on excepte les policiers fondamentalement racistes, c’est ainsi qu’arrivent des dérapages comme ce qu’on appelle des délits de faciès, soit des contrôles basés sur l’identité physique, d’aspect ou de genre et non plus uniquement sur des faits.

VIDEO : Frédéric Maillard explique comment un agent cède au délit de faciès.

Un métier qui continue malgré tout d’attirer

Une statistique semble cependant donner raison au commandant de l’école de police de Granges-Paccot. Car le métier de policier plait. C’est même, avec les pompiers et les ambulanciers, la profession où les employés sont les plus satisfaits selon la très sérieuse étude annuelle de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich sur l’indice de satisfaction des métiers. Les raisons sont multiples. Selon les analyses collectées par Frédéric Maillard sur plus de 5’000 policiers auditionnés sur les quelques 18’000 policiers suisses, c’est la polyvalence et l’aspect physique du travail qui constituent la première motivation à s’engager.

La deuxième raison rejoint les ambulanciers et les pompiers, à savoir le service à l’autre et la volonté de protéger la population. Enfin, la dernière raison tient du patriotisme. Un amour du pays qui peut prendre plusieurs formes comme le confirme l’analyste des polices : « On peut trouver une Suissesse naturalisée qui veut remercier la Suisse d’avoir accueilli sa famille fuyant la guerre comme un Gruérien UDC qui veut sauver son pays de toute la « racaille » qui sévit sur le territoire ».

Ces raisons d’engagement sont également partagée par l’agent Mélodie Dumas. Cette policière de 26 ans a été diplômée il y a moins d’une année à l’école de police de Granges-Paccot.

AUDIO : Mélodie Dumas comprend que certains agents lâchent en cours de route.

Malgré tout, la profession d’agent de police continue à attirer. Rien que dans le canton de Vaud, plusieurs centaines de candidats s’annoncent chaque année pour une volée d’une quarantaine d’aspirants. Entre 2014 et 2016, l’effectif national des polices a augmenté de plus de 1000 agents pour un total au 1er janvier 2016 de 18’362 policiers. Un chiffre auquel il ne nous a pas été possible de mettre en relief les augmentations effectives de postes et les démissions, les statistiques à ce sujet n’existant pas.

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Prestation de serment d'aspirants vaudois devant le Château de St-Maire à Lausanne en 2012. Keystone (c)

Si ces démissions, qui ne sont pas annoncées, restent problématique, la situation des policiers restant dans l’institution, alors qu’ils n’ont plus la juste motivation pour le faire, reste plus problématique. De ces entretiens menés avec les agents, Frédéric Maillard estime qu’une interpellation sur cinq effectuées aujourd’hui le serait de manière discriminante. Pourtant, aucun signe de changement du côté de l’institution. Elle aurait pourtant tout intérêt à faire preuve de plus de transparence dès les séances d’informations pour éviter d’enrôler des aspirants sur une réalité idéalisée. Car il suffirait d’une personne qui disjoncte sérieusement pour que l’institution vacille.

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