La pollution lumineuse est la nuisance qui se développe le plus rapidement en Suisse. Outre les impacts sur la faune et la flore, son influence sur l’être humain commence à inquiéter.
Par Thierry Nicolet
D’une simple nuisance à un véritable enjeu planétaire. La pollution lumineuse, longtemps restée dans l’obscurité, devient un problème de plus en plus évoqué, à une époque où l’urbanisme est sans cesse grandissant. Éclairages publics, panneaux publicitaires, devantures de magasins : tous participent à la création d’un halo lumineux qui empêche 60% de la population européenne d’observer la voie lactée à l’œil nu.
« En Suisse, il n’y a plus un kilomètre carré d’obscurité pure. Pire encore, dans les Alpes valaisannes, regardez en direction du Sud et vous verrez la pollution lumineuse de la ville de Milan. » C’est le constat que dresse Antoine Sierro, biologiste indépendant. Mais outre le dérangement visuel, les méfaits de cette pollution sur la biodiversité interrogent de plus en plus de corps de métiers.
Des effets pervers sur la faune et la flore
La faune et la flore sont les principales victimes de cette pollution, dont les effets néfastes n’ont été étudiés qu’à partir des années 2000. L’ancien directeur du Muséum d’histoire naturelle de Genève Pascal Moeschler évoque « un effondrement qualitatif et quantitatif de biodiversité. » Même constat pour Antoine Sierro : « Les insectes grillent, ou meurent d’épuisement, à proximité des sources lumineuses ». En été, en Suisse, ils sont 150 par nuit et par lampadaire à succomber de fatigue en raison de leurs mouvements incessants autour des projections de lumière. Ils ne sont cependant pas les seuls.
« Les oiseaux, par exemple, sont surtout perturbés dans leurs déplacements », explique l’ornithologue valaisan Jean-Nicolas Pradervand. Il insiste particulièrement sur cet exemple : lors des commémorations du 11 septembre en 2021 à New York, 1,1 millions de volatiles ont été impactés par la surabondance de lumières. Cela parce qu’ils sont fortement attirés par la lumière, qui les fait dévier de leurs routes et les épuise. Antoine Sierro dresse le même constat, tout en attirant l’attention des effets de la lumière sur la reproduction des volatiles…
AUDIO : Antoine Sierro présente une étude portant sur les conséquences de la lumière sur certaines espèces d’oiseaux
Les chauve-souris sont elles aussi particulièrement touchées par ce type de pollution, notamment en ville de Genève. Une colonie de grands-murins vit à proximité de la promenade de la Treille, une zone particulièrement éclairée durant toute la nuit. Cette espèce ne vit qu’une trentaine d’années, et les femelles ne peuvent avoir qu’un seul petit au cours de leur existence. Très sensibles à la lumière, les grands-murins doivent parcourir des distances toujours plus longues pour trouver à manger, dans des zones sombres. « L’effondrement des insectes dû à la pollution lumineuse pourrait à terme affamer la colonie », ajoute Pascal Moeschler.
Les effets néfastes de la lumière provoquent ainsi une sorte de réaction en chaîne, puisque la disparition des insectes impacte aussi les poissons, qui ont l’habitude d’en faire leur repas. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la flore est elle aussi une victime de l’éclairage à outrance. Les plantes qui se développent à proximité de lampadaires sont moins fécondées et produisent une quantité moindre de graines pour les générations futures. Et Antoine Sierro d’ajouter : « Certaines plantes ont besoin de froid et d’obscurité pour germer. La lumière, partout et en tout temps, va favoriser certaines plantes, celles qui ne sont pas sensibles à la chaleur. »
Les biologistes ne sont cependant pas les seuls à s’alarmer. Tant les médecins que le monde politique commencent à s’intéresser à l’impact de l’éclairage artificiel sur l’homme…
Un réel risque pour l'être humain
Les effets biologiques de la lumière ont été largement sous-estimés jusqu’à présent. Mais diminuer la pollution lumineuse est aussi une questionne santé publique. Ce que confirme le docteur Raphaël Heinzer, spécialiste du sommeil : « L’hormone du sommeil – la mélatonine – est sécrétée lorsque l’obscurité arrive, ce qui endort les humains. Mais avec toutes ces lumières, les insomnies sont de plus en plus nombreuses. » Dans les cas plus graves, des problèmes de santé sérieux ont été décelés à la suite d’une trop grande exposition à la lumière : cancers, maladies cardiaques et hyperactivité. Et même si l’influence de la pollution lumineuse sur l’homme est difficilement mesurable, elle existe bel et bien.
Quentin Durig en est l’un des exemples parlants. Cet étudiant de 25 ans vit à Genève depuis plus d’une année, et les spots lumineux de sa rue l’empêchent de trouver le sommeil…
VIDÉO : Quentin Durig présente les divers éléments qui perturbent ses nuits
Outre l’éclairage public, la devanture des restaurants et du barbier dans la rue participent activement à faire des nuits de Quentin de véritables cauchemars.
Alors, comment y remédier ?
Afin d’atténuer au maximum tout effet nocif sur la faune, la flore et l’être humain, toute solution est bonne à prendre. Certaines communes ont décidé de prendre les devants, comme Val-de-Ruz. Voilà deux ans et demi que ce bourg neuchâtelois éteint entièrement son éclairage public de minuit à 04h45. Depuis, de nombreux points positifs ont été relevés, dont celui-ci : les automobilistes roulent bien moins vite dans les zones 50 en raison de la diminution de la luminosité. La facture de l’éclairage nocturne a aussi pu être baissée. Sur une année, 35’000 francs et 170’000 kW/h ont été économisés.
Des résultats qui ont inspiré la commune de Bourg-en-Lavaux. Durant six mois en 2021, l’éclairage public a été éteint la nuit. Une expérience réussie qui en appellera d’autres pour le municipal local Jean-Christophe Schwaab…
Audio : Jean-Christophe Schwaab tire un bilan positif de l’expérience menée à Bourg-en-Lavaux en 2021
Seulement, tout le monde n’est pas prêt à franchir ce pas. Notamment à Genève. Député PLR au Grand Conseil, Alexis Barbey s’est opposé plusieurs fois à la diminution de l’éclairage public dans la Cité de Calvin. Pour lui, éteindre nuirait à l’image de la ville : « La lumière contribue à rendre les rues moins tristes, et surtout aide à éviter les agressions. »
L’image de la nuit considérée comme dangereuse ne date pas d’hier. Elle tire ses origines du Moyen-Âge déjà. Seulement, cela n’est pas un vrai argument selon François Cuche, conseiller communal à Val-de-Ruz, première commune ayant tenté l’expérience d’une nuit complètement noire en 2020 : « Chez nous, les cambriolages sont les infractions les plus courantes. Or, notre commune était la zone la moins touchée par de tels méfaits avant l’extinction et c’est toujours le cas maintenant. » Les infractions ont même baissé par rapport à l’année précédente :
L’aspect sécuritaire de la lumière est aussi rejeté par Antoine Sierro. Le biologiste pointe notamment du doigt les conséquences d’un éclairage trop puissant sur les automobilistes. Selon lui, « moins de lumière implique moins d’accidents, puisque les conducteurs vont déjà moins vite, et ils sont moins éblouis. Les phares de la voiture suffisent amplement. »
À quand une prise en main fédérale ?
Si certaines communes consentent des efforts, cela ne suffira pas à avoir un impact significatif sur la pollution lumineuse. Il n’existe en effet aucune législation fédérale qui traite précisément de cette thématique. D’où une lutte partielle et non coordonnée. Afin de lutter contre cette situation, la conseillère aux États Verte neuchâteloise Céline Vara a déposé en 2021 une motion demandant au Conseil fédéral de poser un cadre général. « Mon objectif, c’est que l’Exécutif fixe des règles générales sur lesquelles les cantons puissent légiférer. » Le conseiller d’État Vert genevois Antonio Hodgers est lui plutôt mitigé : « La Confédération a un devoir de stimuler, de mettre en valeur les bonnes pratiques. Mais ce n’est pas forcément un mal de ne pas avoir de coordination. La force du fédéralisme, c’est la diversité des cantons qui peuvent se saisir d’une question en fonction de leur contexte. » Deux positions différentes qui démontrent que le chemin vers une législation fédérale va prendre du temps.
En attendant, les solutions pour lutter contre ce phénomène semblent plutôt simples, comme l’explique Eliott Guenat, responsable romand de Dark Sky Switzerland, une association qui milite pour la préservation de l’obscurité naturelle en Suisse…
VIDÉO : Eliott Guenat présente quelques solutions pour lutter efficacement contre la pollution lumineuse
Une solution des plus efficaces consisterait en l’abandon des éclairages LED bleus et blancs, présents en majorité dans nos rues. Bien que très peu gourmands en énergie, ceux-ci éclairent de manière trop puissante. « Une lumière orangée serait la meilleure des solutions », glisse Antoine Sierro. D’autres moyens de lutte consisteraient à diminuer d’environ 80% l’intensité de l’éclairage en pleine nuit, ou de diriger la lumière vers le bas, et non vers l’atmosphère.
La crise énergétique : l'élan nécessaire ?
Si le combat contre la pollution lumineuse se fait surtout de manière locale et éclatée selon les communes, l’actualité mondiale pourrait bien donner à cette thématique un sérieux coup de pouce. La hausse annoncée des prix de l’électricité pour l’hiver prochain, et sûrement les suivants, pousseront de nombreux foyers, entreprises et collectivités à économiser un maximum de kilowattheures. Le géant jaune, la Poste, a notamment annoncé éteindre ses enseignes lumineuses dès 20 heures, au lieu de 22 heures. Tant la Migros que la Coop ont quant à elles annoncé renoncer aux illuminations de Noël.
Un bienfait pour la faune, la flore et… l’être humain, malgré des factures d’électricité qui s’annoncent salées. De quoi, peut-être, envisager de voir la lumière au bout du tunnel en ce qui concerne la pollution lumineuse.
Texte et multimédia Camille Lanci, Maxime Schwarb et Thierry Nicolet
Photos Keystone, ne.ch, Office Fédéral de l’Environnement