Dans un peu plus de vingt ans, la Suisse comptera un retraité pour deux personnes en âge de travailler, contre un pour trois aujourd’hui. Selon toute probabilité, le système de soins et de prévoyance actuel ne tiendra plus la route. Les médecins auront un rôle à jouer.
« Les primes d’assurances sont élevées ? Vous n’avez encore rien vu ! Dès 2021, les baby-boomers auront 80 ans et plus. Le vieillissement de la population va exacerber le débat sur la rationalisation et le rationnement des soins. » Statisticien à l’État de Vaud, Marc-Jean Martin a le sens de la formule. En septembre 2017, il signait un rapport sur la « Prise en charge médico-sociale et sanitaire des seniors à l’horizon 2040 ». L’étude montre que les effets du vieillissement démographique ne sont pas encore sensibles à l’heure actuelle. Mais ils seront spectaculaires dès 2021 et jusqu’en 2065. Le texte met en garde : « la hausse du nombre de seniors va mettre le système sous pression, du point de vue tant de la gestion de sa complexité que des coûts. »
« Vous faites un col à vélo. Ça commence à monter raide en 2021, image le statisticien pour faire comprendre la charge financière qui pèsera sur la collectivité. En 2030, vous êtes essoufflé et crevé. En 2040, soit vous avez changé de rythme et vous pédalez moins fort, soit vous avez des ressources insoupçonnées ! »
Un choix cornélien
Impossible de ne pas se poser la question: comment paierons-nous les soins de nos aînés, et un jour, les nôtres ? L’économiste de la santé Stefan Felder a donné une position polémique dans un article intitulé « Et si on renonçait à rembourser certains soins médicaux ? » (Le Matin Dimanche, 29 janvier 2017). Pour lui, il faudrait ne plus prendre en charge les traitements médicaux d’une personne s’ils dépassent 150’000 francs par année. Le chercheur propose un rationnement. « L’âge est un critère simple et équitable, à condition que l’État informe les citoyens suffisamment tôt », expliquait-il.
Cette solution existe dans certains pays. En Angleterre, les soins remboursés par l’assurance de base sont limités. Les fumeurs et les obèses ont par exemple moins facilement accès aux traitements et on ne met pas systématiquement une prothèse de hanche à un patient, si la douleur est supportable.
Simple en théorie, la solution prônée par le professeur bâlois est difficile à soutenir face à des personnes bien réelles. Claire, par exemple, a besoin d’oxygène et d’aérosols pour vivre avec un emphysème.
Claire, 67 ans : « Le rationnement serait une condamnation à mort »
Quant à Gerald, il n’a plus pu rester dans son appartement après le décès de son épouse. À 95 ans, il est content des soins qu’il reçoit dans son EMS à Lutry. Il aime regarder le lac depuis la salle à manger. L’idée du rationnement le choque.
Gerald, 95 ans : « Ce serait des monstres »
Le critère du seul âge est balayé par les médecins. Brigitte Santos-Eggimann, spécialiste de prévention et santé publique à l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive, plaide pour ne pas trancher en fonction de l’« âge chronologique ». « Les personnes âgées sont la population la plus hétérogène qui soit au niveau de l’état de santé. Les parcours sont divers. Il est important d’avoir une réponse adaptée à chacun », explique la spécialiste. Deux dames suisses de 85 ans peuvent avoir une espérance de vie très différente selon leur état de santé. La qualité de vie serait un critère plus efficace.
Aînés mis au ban
Si elle a le mérite d’ouvrir le débat, le rationnement proposé par Stefan Felder est trop radical. Économique, elle évacue la dimension éthique. Pour Pierre Corbaz, généraliste et responsable médical dans un EMS à Lausanne, les Suisses paieront la facture de la santé, car nous avons les moyens. « Les soins sont à portée de main, comment ne pas les prendre ? Nous sommes une espèce de Tantale qui parvient à saisir les choses qu’on lui présente. Et la médecine a évolué. On ne peut pas imaginer revenir aux frais d’avant. À présent, on transforme les morts en malades chroniques. » En outre, restreindre l’accès aux soins impliquerait de modifier la Constitution fédérale, qui garantit l’égalité de traitement, rappelle-t-il. L’inquiétude de ce médecin, également docteur en philosophie et spécialiste de la fin de vie, est ailleurs.
« Je crois que nous sommes dans une société qui a tendance à ostraciser les vieux, mais de manière assez subtile. On a une vision de l’homme et de la femme actifs, productifs, utiles, alors que les vieux ne sont plus actifs, plus productifs, plus utiles, et qu’ils coûtent de l’argent. » Le médecin fait le lien avec la montée d’associations d’assistance au suicide comme Exit.
Pierre Corbaz, généraliste, craint que le suicide des personnes âgées ne devienne normatif
Co-responsable de la chaire de soins palliatifs gériatriques au CHUV, à Lausanne, Ève Rubli Truchard s’alarme elle aussi de la place que nous laissons aux aînés. Par exemple, l’Académie suisse des sciences médicales révise actuellement ses recommandations sur la fin de vie. Les critères pour avoir recours à l’assistance au suicide pourraient s’assouplir, surtout pour les personnes âgées. Un texte a été mis en consultation auprès des professionnels et du public. Les résultats seront connus courant 2018.
Ève Rubli Truchard, gériatre, s’inquiète que l’aide au suicide cible les aînés
Difficile de dire si les personnes âgées ont effectivement plus recours au suicide assisté parce qu’elles sentent une pression sociale. Le nombre d’intervention d’Exit dans les EMS romands est stable (22 en 2015, 25 en 2016 et 26 en 2017). Gerald, qui se plaît dans son home, trouve que la société s’occupe bien de ses aînés. Claire sent pour sa part la personne âgée « comme une denrée presque inutile, comme un poids. »
Christophe Büla, responsable du service de gériatrie du CHUV, constate que certains de ses patients âgés souffrent de sentir qu’ils coûtent à la société. « Cela peut parfois influencer une décision lourde, par exemple, renoncer à un traitement. » Le spécialiste estime que cela concerne 5 à 10% de ses patients, mais ils ne le formulent jamais de manière explicite.
Choisir de mourir
Il y a une piste pour limiter les coûts de la santé : mieux prendre en considération le projet de vie – et parfois de mort – des personnes âgées. Signe que la politique de santé se réoriente, au CHUV à Lausanne, une chaire de soins palliatifs gériatriques a été créée en 2016. Il s’agit d’une première mondiale. L’objectif est notamment d’apprendre aux médecins à discuter avec leurs patients âgés de leur projet thérapeutique de manière systématique. « Nous nous intéressons à la personne, essayons de voir ce qui fait du sens pour elle, ce qui fait sa qualité de vie actuellement encore, et les projets qu’elle pourrait avoir », explique Ève Rubli-Truchard. Faut-il s’orienter vers un traitement coûteux contre le cancer pour telle patiente ? En discutant, on apprendra peut-être que celle-ci n’aspire pas à devenir centainaire, mais juste à fêter le prochain anniversaire de son dernier petit-enfant en famille. « Les gens sont souvent très clairs. Il faut discuter avec eux », relève la gériatre.
Yolande, qui est encore tout à fait autonome et habite seule dans son appartement à Lausanne, se sent capable d’écouter un médecin qui lui annoncerait qu’elle est en fin de vie si cela arrivait un jour. Elle souhaiterait même avoir cette discussion.
Yolande, 86 ans : « je voudrais que les médecins soient francs avec moi »
Même son de cloche pour Gerald. Il refuse l’acharnement thérapeutique, mais apprécierait que les médecins soient honnêtes et lui expliquent quelles seraient les conséquences de telle ou telle intervention. Il est aussi content d’avoir pu remplir des directives anticipées, un document qui liste ses volontés. Il a par exemple pu préciser s’il souhaitait être réanimé ou non.
Gerald : « Ce sont des questions personnelles, pas politiques »
«En général, les gens sont très raisonnables dans leurs attentes », confirme aussi Christophe Büla du service de gériatrie du CHUV. Dans l’unité de soins aigus dont il s’occupe, la moyenne d’âge est de 87 ans, 85 dans celle de réadaptation.
Ève Rubli Truchard est convaincue que bien dialoguer avec les aînés afin de « co-construire un projet de soins » pourrait alléger la facture de la santé. « En discutant en amont, on éviterait des traitement chers. Les coûts ne sont pas assez pris en compte par les cliniciens. Je pense que nous avons intérêt à nous y intéresser comme médecins. Autrement nous allons subir des décisions qui seront prises par des gens qui seront peut-être moins concernés et qui n’auront pas le regard clinique », souligne la spécialiste. La gériatre milite par ailleurs pour que les jeunes médecins soient mieux formés tant dans la manière de communiquer avec le patient que dans la connaissance globale du système de santé, et notamment les coûts. « Les soins palliatifs coûtent moins cher, relève-t-elle. Mais nous avons de l’argent, malheureusement », regrette la médecin.
Patients prêts à mourir, soignants démunis
L’équipe de soins palliatifs gériatriques du CHUV mène un projet de recherche sur la façon dont les jeunes médecins abordent la question de la réanimation avec les patients âgés. Cette discussion intervient normalement au début de chaque hospitalisation. Associée au projet, la sociologue Anca Cristina Sterie analyse les difficultés qui peuvent se présenter à partir d’enregistrements de ces échanges.
Anca Cristina Sterie, sociologue, remarque qu’il peut être difficile pour un médecin d’entendre le désir de mort d’un patient
Les soignants sont souvent démunis quant un patient exprime un désir de mort passif, c’est-à-dire signifie être prêt à mourir, explique Ève Rubli Truchard. Il y a une tension et un dilemme éthiques, pour des praticiens formés à soigner. Pourtant au centre de réadaptation de Sylvana à Lausanne, 60 à 70% des personnes âgées prises en charge ne souhaitent pas être réanimées.
« Plusieurs indices laissent penser que les soignants et les médecins ont plus de difficultés à parler de la fin de vie et de la mort que les patients, voire les familles », constate également Étienne Rochat, aumônier au CHUV. Il sent cet écueil surtout chez les jeunes médecins, qui ont entre 27 et 30 ans. « Cette thématique de la fin de vie et de la mort, même s’ils en ont appris beaucoup, reste fondamentalement étrangère à la plupart d’entre eux sur le plan personnel », remarque-t-il.
Étienne Rochat, aumônier au CHUV : « c’est comme si ça sortait du champ de la prise en charge »
Les enseignants de soins palliatifs gériatriques de l’hôpital universitaire vaudois veulent augmenter le nombre de cours sur le thème de la fin de vie durant le cursus des futurs médecins. Au vu de l’évolution démographique, les praticiens seront de plus en plus confrontés à des patients très âgés.
2021 : le rush des seniors
Avec sa proposition provocante, l’économiste de la santé Stefan Felder choque. Et ouvre un débat. Le vieillissement de la population arrivera vite. Il sera sans comparaison dans l’histoire et ses effets, sensibles dès 2021, seront durables.
Il est quasiment certain que nous ne pourrons pas payer à tous des traitements toujours plus sophistiqués et efficaces, mais coûteux. Tant les individus que les acteurs politiques auront des choix à faire. Ils seront difficiles, car ils mêlent économie et éthique. La formation des médecins pourrait permettre de réduire la facture de la santé. Il faudra aussi veiller à maintenir, ou construire, une place pour les personnes très âgées dans notre société. Le train est déjà en marche. Commençons par nous demander : quels soins voudrais-je pour mes parents ? quels traitements pour moi, quand je serai vieille ?
Texte et images : Marie Minger