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Glyphosate et vignerons, une relation toxique

En Lavaux, au milieu des vignes, une poignée de viticulteurs s’est donnée pour mission de montrer au reste de la profession, quitte à le fâcher, qu’il est possible de se passer de produits phytosanitaires dans leurs cultures. Mais à quel prix? Enquête.

«Chikara, Cléthodime, Cycloxydime, Diuron… Ces jolis noms de substance chimiques qu’on retrouve dans les vignes ne me donnent pas vraiment envie de les boire», lance Ludovic Paschoud, vigneron traditionnel vaudois qui n’est pas à un paradoxe près. Gardien du domaine familial de quatre hectares situé entre Lutry et Épesses depuis quatre générations, Ludovic Paschoud parle comme un cultivateur labellisé Bio Suisse ou Demeter, chantre de la biodynamie, tout en traitant ses vignes avec des produits phytosanitaires, dont du glyphosate. Ses propos sont mêmes alarmants: «Aujourd’hui on gicle du glyphosate sur nos terres. Mais pas que… Le débat est focalisé sur cette substance, mais c’est la pointe de l’iceberg!»

AUDIO: «Que ceux qui en causent beaucoup viennent travailler dans les vignes», s’énerve le vigneron François Morel qui cultive 6 hectares à Aigle.

Si le glyphosate attise autant les discussions, c’est que cette molécule pourvue de propriétés herbicides a été classée comme «probablement cancérogène» par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2015, contrairement au Conseil fédéral qui, lui, la jugée inoffensive en 2017. Nerf des débats: on retrouve le glyphosate dans la composition de nombreux produits utilisés par l’ensemble des cultivateurs. En passant par des particuliers qui l’emploient pour soigner leur jardin jusqu’à la grande majorité des agriculteurs. Symbole du combat entre pro et anti glyphosate: le Roundup, ce désherbant courant produit par la multinationale américaine Monsanto dont le siège européen est à Morges, ennemi juré des écologistes.

Utilisé seul, le glyphosate est peu efficace. Mais les entreprises y mélangent des produits chimiques pour transformer ses propriétés en effets radicaux. Dans les détails, la molécule pénètre par les feuilles et finit par atteindre les racines. On parle alors d’un herbicide total. Autrement dit, il tue toutes les plantes sans distinction – excepté celles qui ont été génétiquement modifiées pour lui résister. Le procédé n’empêche pas de semer ou de replanter environ une semaine après son application. De la magie? Non, de la chimie: cette molécule n’est plus active au contact du sol.

À Pully, Dimitri Simos, Conseiller communal écologiste et ancien président de l’Association transports et environnement Vaud, défend la position de son parti. Pour lui, utiliser du glyphosate est une aberration. «On doit impérativement interdire cette molécule, mais aussi tous les produits phytosanitaires du genre, martèle l’élu. Je crois qu’il y a une prise de conscience générale, y compris au sein de la profession, concernant la dangerosité de ces substances. On doit aller plus loin maintenant.»

AUDIO: «Je ne boirais pas ce produit au litron», ironise Dimitri Simos.

«Aucun vigneron, même ceux – dont je fais partie – qui utilisent des produits chimiques ne vous dira que ces molécules n’ont pas d’effets négatifs, affirme Ludovic Paschoud, un verre d’eau gazeuse à la main dans son caveau à Lutry. Que ce soit sur la flore, sur la faune, ou sur les humains. J’utilise très peu de glyphosate: environ un millilitre par mètre carré chaque année. Mais il faut être clair. Je ne pense pas que je pourrais m’en passer pour l’instant. Non pas pour des raisons liées à la culture du sol, mais pour des raisons économiques…»

Même les défenseurs des produits phytosanitaires le concèdent: il est techniquement possible de cultiver du raisin sans produits chimiques. Mais des difficultés économiques, dues à une plus grande vulnérabilité de la vigne, aux maladies ainsi qu’aux frais engendrés par une augmentation des heures de travail liée au désherbage, ne permettraient pas à tous les indépendants de s’en passer. «Si le consommateur est d’accord de payer mon vin deux francs plus cher parce qu’il est bio, j’arrête demain le glyphosate!, s’exclame Gilles Cornut, président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois et directeur technique de la coopérative qui produit 11% des vignes vaudoises, sur 415 hectares. Mais comment voulez-vous faire alors qu’on peine déjà à rivaliser avec les vins étrangers qui coûtent meilleur marché à l’achat que la production locale?», poursuit celui dont les bouteilles coûtent majoritairement entre 10 et 25 francs.

Selon Pierre Thomas, oenologue et journaliste spécialisé, les consommateurs seraient justement d’accord de mettre plus d’argent pour du vin bio. «C’est une étude de la Haute école de viticulture et oenologie de Changins qui le démontre, affirme-t-il. D’après les résultats trouvés par un jeune diplômé, une bouteille labellisé bio peut être vendue deux francs plus cher qu’une de vin traditionnel.» Pile-poil ce qu’espère Gilles Cornut, donc. «Ce n’est pas aussi simple que ça, s’agace le président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois. C’est oublier beaucoup de paramètres, comme la réputation des vignerons, la qualité du raisin, la quantité produite etc. Dans les faits, je ne pense pas qu’un label puisse à lui seul suffire pour permettre aux vignerons d’augmenter le prix de vente de leur vin.»

Pierre Fonjallaz, viticulteur en biodynamie (ndlr. la biodynamie se distingue notamment de l’agriculture biologique parce qu’elle n’englobe pas seulement des techniques agricoles, mais aussi des rituels de nature mystique) à Épesses et initiateur du Salon bio de Lavaux qui réunit les sept vignerons labellisés sur les deux cents professionnels en activité de la région, reconnaît que les réactions mitigées à son style de culture sont légitimes. «Il n’y a pas le camp des gentils qui n’utilisent pas de produits phytosanitaires d’un côté et les méchants de l’autre», explique-t-il, avant d’ajouter: «Il ne faut pas oublier que si ceux qui travaillent la terre utilisent de la chimie, c’est parce qu’on leur a dit de faire comme cela. Si la vision est de devoir gagner toujours plus d’argent et de toujours s’agrandir, c’est effectivement très compliqué de faire autrement.»

Passer d’une agriculture traditionnelle à une agriculture bio est donc un réel changement de philosophie. «Bien évidemment, il s’agit aussi d’être plus respectueux de l’environnement, confie Pierre Fonjallaz, candidat malheureux des Verts aux dernières élections cantonales. Mais c’est surtout une manière totalement différente de voir les choses et de faire son travail.» Le viticulteur, qui n’a pas toujours cultivé ses vignes ainsi, sait de quoi il parle et en paye aujourd’hui le prix: «Depuis que je suis en biodynamie, soit depuis 2011, mes revenus ont diminué de moitié. Non pas parce que mes entrées ont baissé mais parce que cette culture nécessite forcément des investissements. Je dépense plus. Mais à terme cependant, tout s’équilibre», assure-t-il.

VIDÉO:  «Le vin bio est une plus value au niveau marketing», affirme
Jean-Luc Duvoisin, directeur de création de l’agence de publicité « DO! ».

https://www.youtube.com/watch?v=U7BouyOoCf8

L’action des communes, un accélérateur des vignes bio? 

À Lutry, Charles Monod, municipal PLR en charge, notamment, des domaines viticoles de la commune, insiste sur le rôle des collectivités dans le débat agité de l’emploi des produits phytosanitaires: «Si nous ne montrons pas l’exemple, qui le fera? Dans les quatre hectares de vignes qui appartiennent à la commune, nous n’utilisons pas de glyphosate.» Pourtant, le domaine n’est pas labellisé bio. «Nous essayons de nous en rapprocher mais nous utilisons quand même des produits chimiques qui ne correspondent pas aux critères pour obtenir le label.» Alors pourquoi se passer du glyphosate mais pas des autres substances phytosanitaires? «Il faut être pragmatique, se défend le municipal tout en concédant utiliser de temps en temps du Roundup dans son jardin. Hors du milieu agricole, on juge qu’il est facile de se passer de la chimie or la réalité est tout autre.»

Pour le cultivateur Ludovic Paschoud, le politique doit effectivement se saisir du débat et se prononcer sur le glyphosate. Mais pas n’importe comment: «Si demain on me dit de faire différemment, je le ferais avec plaisir mais à condition que notre profession soit aidée par les pouvoirs publics dans cette transition vers le bio. Il faut quitter l’émotionnel et regarder concrètement ce que l’on peut faire pour que les viticulteurs suisses puissent survivre face à la concurrence des vins étrangers. Et, plus simplement, vivre de leur métier.»

AUDIO: «On traite les vignes avec de la chimie que depuis le milieu du XIXe siècle», explique Nicolas Isoz, conservateur du Musée de la vigne et du vin à Aigle.

Pierre Fonjallaz estime lui aussi qu’il n’y aura pas de changement sans décision politique sur le glyphosate mais il exprime quelques réserves: «Je crois qu’avant de légiférer sur la question, il y a un gros travail d’explication à faire.» Pour le viticulteur, l’utilisation des produits chimiques repose sur un système de croyance: «L’essentiel de la question se passe dans la tête des gens. On est limité par ce qu’on croit être possible. Il faut maintenant démontrer que l’on peut faire sans, et même bien en vivre.»

De son côté, le président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois pense que le glyphosate sera de toute manière abandonné, qu’une interdiction d’utilisation soit prononcée ou non. «D’ici à 10 ans, les viticulteurs pourront se passer des produits chimiques grâce aux améliorations technologiques et informatiques, assure Gilles Cornut. On voit déjà apparaître des machines qui permettent de désherber des zones où on pouvait seulement travailler à la main il y a peu.» Ludovic Paschoud le rejoint en prophétisant, lui, un avenir incarné par la nouvelle génération de viticulteurs: «Quand je dis à mon père, qui a cultivé notre vigne toute sa vie, qu’il n’y aura bientôt plus de chimie dans notre culture, il n’en croit pas un mot. Notre métier est en constante évolution et les jeunes sont là. Ils se posent des questions. Et ils changeront les choses!…»

CARTE: Cliquez sur les verres pour situer les différents interlocuteurs et lieux cités.

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Antoine Hürlimann

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