Longtemps privilégiée grâce à ses sources et ses nappes phréatiques, la Suisse n’échappe pas aux problèmes de la pollution de l’eau. Toujours plus de substances chimiques sont découvertes dans nos robinets. Une menace encore exacerbée par le risque de pénuries d’eau.
La Suisse possède un joyau. Son réseau d’eaux souterraines, composé de sources et de nappes phréatiques, permet d’alimenter près de 80% de l’eau potable du pays. Les différentes couches du sol permettent de filtrer les bactéries et autres micro-organismes. La majorité de cette eau est pendant longtemps arrivée dans nos robinets sans presque aucun traitement.
Mais ce joyau est en péril. Les nouvelles matières développées par les industries sont toujours plus difficilement dégradables. Certaines molécules de synthèse arrivent à se frayer un chemin à travers les roches aquifères et se retrouvent dans les eaux souterraines, celles-là mêmes dans lesquelles nous puisons pour nous abreuver.
On appelle ces résidus de matière synthétique des micropolluants. Ils proviennent de nos médicaments, de nos cosmétiques ou des pesticides utilisés dans nos champs.
Une pollution microscopique
Les risques des micropolluants sur l’humain sont nombreux. A court terme, une surexposition aiguë peut provoquer des troubles gastro-intestinaux, des problèmes respiratoires, voire des empoisonnements.
Mais ce qui est vraiment préoccupant pour les pouvoirs publics, ce sont les expositions modérées, mais continues, qui sont elles plus répandues. L’impact sur la santé d’une exposition chronique aux micropolluants est encore difficilement évalué, mais les premières études suggèrent un lien avec des problèmes de développement, des maladies neurologiques ou encore une plus grande probabilité de développer un cancer.
La pollution aux micropolluants est à surveiller, parce que le problème, c’est que de nouvelles substances arrivent encore. Patrick Edder, chimiste cantonal de Genève
Les taux maximums autorisés sont fixés par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Actuellement, les taux des micropolluants dans l’eau potable restent globalement en dessous de ces normes, rassure Patrick Edder, chimiste cantonal de Genève. « En Suisse, on n’est pas encore trop touché. Néanmoins, c’est à surveiller, parce que le problème, c’est que de nouvelles substances arrivent encore. »
Les nouvelles techniques scientifiques rendent en effet possible la détection de substances inédites, qui étaient parfois dans nos eaux depuis des décennies déjà. C’est le cas des substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées, qu’on résume sous l’acronyme PFAS (prononcez « pifasse »).
Plébiscités pour leurs propriétés hydrofuges, les PFAS sont aussi bien utilisés dans nos habits de sport, nos poêles que dans les mousses anti-incendie. Si l’on croit les premières études, leurs effets sur la santé sont très préoccupants: baisse de la fertilité, augmentation du risque de cancer ou réponse immunitaire aux vaccins amoindrie chez les enfants.
Identifier les zones contaminées
Comme pour les micropolluants, le taux de PFAS dans les eaux suisses est acceptable. Mais ils sont bel et bien là, et leur concentration pourraient augmenter. Les normes établies par l’OFEV pourraient aussi être revues à la baisse au gré des découvertes de leur impact sur la santé. A ce titre, la Suisse va reprendre en 2026 les normes européennes sur les PFAS, davantage restrictives. Le taux acceptable de PFOS — un sous-groupe des PFAS — sera divisé par deux pour passer de 300 à 150 nanogrammes par litre.
Certaines régions sont néanmoins surexposées. Une enquête du Temps et de la RTS dévoilait en avril qu’une douzaine de zones du canton de Genève, dont Soral, Dardagny, Plainpalais et Carouge, étaient largement au-dessus des normes fédérales. La contamination dépassait jusqu’à 400 fois la norme pour la zone la plus fortement touchée, Aire-la-Ville.
AUDIO: Le témoignage d’un père de famille vivant à Aire-la-Ville, polluée par les PFAS
De manière générale, la cartographie des zones contaminées par les micropolluants et les PIFAS en Suisse est encore très lacunaires et varie en fonction des cantons. Fribourg compte s’y atteler prochainement. Il s’agit de la première étape de son plan d’action contre les PFAS. « L’objectif est d’identifier les sources d’émission de PFAS dans l’environnement et d’intervenir sur ces foyers de manière à stopper la migration de ces polluants persistants », explique Romano Dalla Piazza, du Service de l’environnement du Canton de Fribourg.
A ce titre, le Valais fait figure de pionnier. Lors de l’assainissement de place d’exercice des pompiers de la Lonza à Viège en 2017, une importante pollution aux PFAS a été détectée dans la nappe phréatique en dessous du terrain. Le canton a ensuite élargi les analyses à l’ensemble du canton, et cinq sites dépassant les valeurs limites ont été identifiés.
AUDIO: Yves Degoumois, chef de la section sites pollués et eaux souterraines de l’Etat du Valais, détaille les zones touchées par les PFAS
L’étendue du problème au niveau Suisse reste à établir. Le canton de Vaud n’a par exemple pas encore entrepris une telle démarche. Mais pour Nathalie Chèvre, écotoxicologue à l’Université de Lausanne, il ne fait aucun doute: il faut partir du principe qu’aucune zone du pays n’est épargnée.
« Il est important de se rendre compte que l’on vit dans un monde où l’on est entouré de substances chimiques, parce que notre mode de vie fait qu’on en émet beaucoup. Elles nous entourent, et il va falloir apprendre à vivre avec », pose la scientifique.
Le manque d’eau, un facteur aggravant
Prenez une bille, et mettez-la dans une piscine olympique: elle passera inaperçue. Prenez cette même bille, et placez-la dans un verre d’eau: on ne verra plus qu’elle. C’est la situation dans laquelle se trouve la Suisse. Au problème de la pollution aux micropolluants et aux PFAS vient s’ajouter le défi de la raréfaction de l’eau. « Le principal défi à venir est de faire travailler ensemble les aspects quantitatifs et les aspects qualitatifs de l’eau », prévient l’écotoxicologue Nathalie Chèvre.
La Suisse, souvent présentée comme le « château d’eau de l’Europe », n’est plus épargnée par le risque de pénuries d’eau. Si de manière globale, le taux de pluviométrie reste important, il est très inégalement réparti et certaines régions sont menacées de sécheresse. « Si on prend juste ce qui s’est passé au cours des vingt dernières années dans les Alpes, on voit des choses très contrastées. Dans certains secteurs, il y a une durée et une quantité de neige qui est moindre, et dans d’autres secteurs, c’est exactement l’inverse », précise Christophe Ancey, hydrologue à l’EPFL.
En Valais, canton particulièrement vulnérable aux pénuries d’eau, la commune de Grimisuat dépend des villages avoisinants pour son approvisionnement en eau. Elle a donc récemment pris la mesure choc de limiter sa population à 5000 habitants afin de pouvoir être en mesure de garantir un approvisionnement à toutes et tous, même en cas de sécheresse.
VIDEO: Interview de Frédéric Vuignier, président de Grimisuat en Valais
La députée au Grand Conseil valaisan Patricia Meylan estime que Grimisuat n’est pas un cas isolé. Elle a déposé un postulat qui demande d’encourager son modèle sur le plan cantonal. « Ce n’est pas un secret, c’est une évidence, l’eau manque, elle manque déjà et vraisemblablement qu’elle va continuer à manquer. Et ce n’est parce que Grimisuat n’a pas un apport propre en eau que les autres communes ne doivent pas réfléchir à la problématique », s’inquiète l’élue.
Le Jura connaît lui aussi presque chaque été des problèmes d’approvisionnement. Dans le canton de Vaud, les effets sont aussi déjà perceptibles. A tel point que les autorités ont été obligées d’agir. L’été dernier, au moins 70’000 personnes ont été concernées par des restrictions d’eau. L’OFEV, de son côté, met en garde contre de potentiels conflits d’utilisation d’eau, notamment entre l’agriculture et l’usage domestique.
Les solutions
Entre les micropolluants, les PFAS et le manque d’eau, les défis auxquels sont confrontés nos robinets sont nombreux. S’il n’existe pas de solution miracle, plusieurs pistes peuvent atténuer le problème.
Face aux micropolluants et aux PFAS, la science n’est pas totalement démunie, et des traitements existent. A Genève, une chaîne de traitement est déjà effectuée sur 90% de l’eau potable du canton, celle qui provient du Léman. En premier lieu prévue pour les micro-organismes que l’on retrouve dans le lac, « cette filière de traitement est aussi efficace contre les micropolluants. Ils vont être traités par la double action de l’ozonation et des charbons actifs », explique Hervé Guinand, directeur Qualité-environnement-santé-sécurité des Services industriels de Genève (SIG).
« L’ozonation tue les organismes vivants et permet de détruire les longues molécules organiques, détaille-t-il. Les filtres à charbon actif collectent ensuite les organismes qui ont été tués à l’étape d’avant ainsi que les derniers résidus de molécules. » Ces traitements sont également efficaces contre les PFAS, assure Hervé Guinand.
Il ne faut pas essentiellement miser sur le traitement de l’eau, sinon il y aura moins d’incitation à faire attention à la pollution Christos Bräunle, directeur de la communication de l’Association pour l'eau, le gaz et la chaleur (SVGW)
Pour les régions qui s’approvisionnent essentiellement avec de l’eau souterraine, la mise en place d’une telle chaîne de traitement ne peut néanmoins pas se faire du jour au lendemain. Elle nécessite de nombreux tests et un investissement de plusieurs millions de francs. « Il ne faut pas essentiellement miser sur le traitement de l’eau, sinon il y aura moins d’incitation à faire attention à la pollution », rappelle en outre Christos Bräunle, directeur de la communication de l’Association pour l’eau, le gaz et la chaleur (SVGW).
Afin que de garantir un approvisionnement en eau potable à leur population, de plus en plus de communes misent sur l’interconnexion de leurs réseaux de distribution. Cela leur permet une plus grande résilience face aux sécheresses et à la pollution, en captant l’eau des régions qui ne sont pas impactées. C’est par exemple ce qu’ont fait les communes vaudoises du Vallon de la Morges, dont le réseau est connecté aux communes aux alentours.
VIDEO: Interview de Serge Gambarasi, responsable de l’approvisionnement en eau de l’Association des communes du Vallon de la Morges (AVM)
Plus le réseau de distribution est grand, plus il y a de possibilités de combler une source qui viendrait ainsi à être inexploitable. « Aux Pays-Bas, chaque distributeur s’occupe de un à deux millions de personnes. Ils atteignent ainsi une masse critique qui leur permet une plus grande résilience », note Urs von Gunten, professeur à l’EPFL et spécialiste de la qualité de l’eau.
Problème, le fédéralisme helvétique veut que l’approvisionnement en eau relève de la responsabilité des cantons, qui eux-mêmes délèguent la compétence aux communes (Genève fait à ce titre figure d’exception avec les Services Industriels de Genève qui couvrent l’ensemble du canton). La topographie très irrégulière du pays complique encore un peu plus les interconnexions entre les réseaux de distribution. Ainsi, là où les Pays-Bas comptent une vingtaine de distributeurs pour l’ensemble du territoire, la Suisse en dénombre pas moins de 3000.
Pour garantir suffisamment d’eau de bonne qualité, les communes doivent ainsi dépasser leur esprit de clocher et entreprendre une véritable collaboration. Dans un pays où la décentralisation est au coeur de la culture politique, unir des communes entre elles, voilà peut-être le véritable défi posé par l’eau de nos robinets.
Texte: Antoine Schaub
Multimédia: Daniella Gorbunova, Garance Aymon et Antoine Schaub
Images: Keystone
Publié le 03.10.2024