Depuis quelques dizaines d’années, les forêts suisses subissent l’élévation des températures et des sécheresses plus fréquentes. Certaines essences d’arbre, voire des forêts entières, pourraient disparaître. Et si, au contraire, des conséquences de ce réchauffement climatique pourraient être bénéfiques pour nos forêts ?
“Ici, c’est la catastrophe, ils sont tous malades !”, lance Pascal Girardin, en montrant les hêtres de la forêt de Coeuve. Ce garde forestier jurassien s’occupe de l’entretien des forêts de sept communes dans le district de Porrentruy (JU). Il nous emmène en bordure d’une lisière de forêt, à proximité du village de Coeuve où la végétation semble endormie dans sa léthargie printanière.
Pour le commun des mortels, cette forêt ressemble à n’importe quelle autre forêt de Suisse. Le garde forestier nous demande de lever les yeux et là, le constat est sans appel : la partie haute de la forêt est sèche, tous les hêtres sont morts. Depuis 2019, il observe la disparition de cette essence : “En 2021 et 2022, le 90% des hêtres que j’ai coupés étaient malade et pour 2023, le pourcentage sera identique”.
Aujourd’hui, les experts sont unanimes : le réchauffement climatique a un impact globalement négatif sur nos forêts. Il est très difficile de trouver des effets bénéfiques dans ce domaine. En interrogeant des scientifiques et des professionnels forestiers, quelques points positifs ressortent et méritent de s’y intéresser.
« Cette sécheresse, due au réchauffement climatique, a au moins un effet positif. Elle nous a fait prendre conscience que nous devons continuer à diversifier nos forêts. »
Pascal Kohler, ingénieur forestier (JU)
Petit retour en arrière : les épisodes de catastrophes forestières se sont succédé ces dernières années en Suisse. Le canton du Jura a encore en mémoire la catastrophe de juillet 2019 où 100’000 m3 de hêtres ont disparu à cause de la sécheresse ou encore la disparition de l’épicéa ravagé par le bostryche dans la région d’Ajoie. Mélanie Oriet, responsable du domaine forêt et dangers naturels de l’Office de l’Environnement du canton du Jura, précise que cette catastrophe est la conséquence de plusieurs facteurs. Un sol drainant pauvre en eau, une région chaude en basse altitude et surtout une forêt mono-spécifique, c’est-à-dire composée d’une seule espèce d’arbre.
Dans le passé, les gardes forestiers favorisaient une seule espèce, généralement le hêtre. De plus, celui-ci domine naturellement. C’est-à-dire qu’avec le temps, il s’impose au détriment d’autres espèces indigènes. Pascal Kohler, ingénieur forestier pour le canton du Jura précise : “Cette sécheresse, due au réchauffement climatique, a au moins un effet positif. Elle nous a fait prendre conscience que nous devons continuer à diversifier nos forêts en plantant des feuillus comme le chêne, le tilleul ou l’érable. Cette diversité d’essences résiste beaucoup plus aux maladies et aux changements climatiques”.
Vidéo : Christoph Junod, garde forestier, Concise (VD) explique comment il sélectionne les essences résistantes au réchauffement climatique
Parmi 140 essences différentes présentes en Suisse (y compris les essences buissonnières), une vingtaine est prédisposée à résister à la sécheresse, consommant peu d’eau et est déjà présente dans notre pays. On peut citer comme exemple le chêne pubescent, le chêne de Hongrie ou le cèdre de l’Atlas.
Infographie : composition de la forêt suisse (espèces d’arbres)
Paradoxalement à cette situation forestière mondiale difficile, la surface des forêts suisses augmente. Selon l’Office Fédéral de la Statistique, entre 1985 et 2018, cette surface a augmenté de 32%, ce qui représente l’équivalent du Lac Léman. Les forestiers pourraient également prélever entre 7 et 8 millions de m2 de bois en plus de la production annuelle sans surexploiter les forêts. De par ce simple constat, nous pouvons affirmer que la forêt n’est pas réellement en danger, mais a encore un bel avenir devant elle.
Le réchauffement est la cause de l’élévation de la limite supérieure de la forêt qui s’est élevée de 200 mètres d’altitude depuis une cinquantaine d’années. Cela provient de l’abandon de l’agriculture en montagne et de l’influence de la température sur la période de végétation. En plaine, des essences non adaptées à l’altitude pourront prospérer à 700 ou 800 mètres par ensemencement naturel et des espèces méditerranéennes les remplaceront peu à peu grâce à la sylviculture diversifiée. Cette montée pourrait s’élever à 600 mètres dans 150 ans. Une “révolution” (l’âge ou un arbre atteint son optimum économique) prend 80 ans. Cela démontre que la forêt, influencée par le travail des forestiers, peut d’elle-même se renouveler et s’adapter avec le temps par des essences adaptées.
Ces événements climatiques que nous subissons depuis plus d’une décennie ont modifié la façon d’entretenir les forêts. Les gardes forestiers suisses ont commencé depuis une dizaine d’années une sélection d’essences au détriment d’autres moins résistantes à la sécheresse. Cette sélection par l’homme rendra nos forêts plus résistantes à l’augmentation des températures et aux maladies.
C’est un travail à long terme que réalisent les professionnels de la forêt et ne pourront donc pas constater le résultat de leur travail de leur vivant. Dans l’ensemble de la forêt suisse, on peut citer six essences impactées actuellement par la sécheresse. Le tilleul, l’épicéa, le bouleau, le hêtre, le marronnier d’Inde ou l’érable sycomore sont malheureusement sur la liste des condamnés.
Des nouvelles essences résistantes à la sécheresse
Les événements forestiers douloureux de ces dernières années ont apporté un élément positif capital : l’avancée de la recherche dans le domaine forestier. En effet, celle-ci a commencé, il y a une centaine d’années et a fait un bond en avant lorsque des dommages inexpliqués en forêt ont fait leurs apparitions dans les années 1980.
L’Institut Fédéral de Recherche sur la Forêt, la Neige et le Paysage (WSL) a commencé ses activités en 1885. Elle est à l’origine d’un vaste programme de recherche sur de nouvelles espèces d’arbres de provenances différentes. Il s’agit de planter dans toute la Suisse, 55’000 jeunes arbres durant plusieurs décennies afin d’observer leur résistance aux conditions climatiques de demain. Entre 6 et 18 essences d’arbres, sont observées et analysés pendant toute leur croissance. On peut citer le noisetier, le mélèze ou le sapin de Douglas.
Sur 51 plantations tests en Suisse, 41 ont déjà été plantées entre 2020 et 2022. Six des dix-huit plantations que l’on appelle « placettes » sont considérées comme “supersite”, c’est-à-dire que la totalité des 18 essences sont expérimentées sur place. Un de ces « supersites », se situe à Apples dans le canton de Vaud. Cette plantation expérimentale consiste à observer la croissance de jeunes pousses d’arbres en conditions climatiques actuels et sous serre de plastique où la température est plus élevée et l’humidité diminuée correspondant à notre climat futur. Les différentes données de températures et humidité sont contrôlées par un système de capteur à l’intérieur des serres.
La doctoresse Barbara Moser, chef de groupe à WSL, s’occupe de la gestion et des ressources forestières et du site de Apples. Malheureusement, la scientifique nous explique qu’il n’y aura pas de résultats concluants avant 20 ou 25 ans, car il faut des arbres adultes pour analyser leur résistance, mais les spécialistes peuvent déjà en tirer quelques tendances. Les bourgeons des essences comme le chêne sessile, l’épicéa ou le mélèze poussent beaucoup plus rapidement que ceux situés l’extérieur. Cette croissance rapide leur laisse beaucoup plus de temps pour grandir. Ces arbres peupleront peut-être nos forêts à l’avenir.
Valentin Queloz, pathologiste forestier à WSL, nous donne quelques pistes sur l’historique des phénomènes météorologiques en relation avec la disparition des arbres : “Chaque année, les conditions sont différentes et plus extrêmes. Si l’on compare les valeurs moyennes des précipitations de Météo Suisse de 1981 à 2010 à aujourd’hui, la pluviométrie sur l’année est la même, c’est la répartition qui change. Il y a davantage de précipitation en hiver et les étés sont très secs ”.
La température moyenne de la Suisse a augmenté de 1,9 degré Celsius depuis 150 ans, le début de l’ère industrielle. Ce réchauffement est nettement plus marqué en Suisse car notre pays possède une moyenne de 0,9 degré plus haute que la moyenne mondiale. L’année 1980 marque une nette augmentation des températures.
Infographie : écart des températures annuelles, 1864-2022 en Suisse
Ce réchauffement a des répercussions sur de nombreux autres paramètres climatiques en Suisse. La limite du zéro degré augmente sensiblement et, conséquence de celui-ci, les glaciers alpins ont perdu plus de 60 % de leur volume depuis 1850. La mort des glaciers est attendue pour la fin de ce siècle. Le nombre de jours de neige a nettement diminué, mais en revanche, les précipitations hivernales ont augmenté au cours des 150 dernières années. Selon Valentin Queloz, il n’y a pas moins de précipitations, mais elles se répartissent surtout au printemps et en automne et non plus tout au long de l’année. La durée d’ensoleillement s’est raccourcie entre 1950 et 1980, mais elle augmente à nouveau depuis 1980.
Davantage de CO2 absorbé par la végétation
Nous savons que les arbres absorbent beaucoup de CO2, stock du carbone et rejettent de l’oxygène. Par exemple, un grand hêtre capte jusqu’à 8 tonnes de CO2 durant toute sa vie. Il stocke du carbone dans le tronc, les racines et les branches. Pour l’ensemble de la Suisse, cela représente 925 millions de tonnes de CO2 absorbées par toute la végétation du pays en une année.
Le réchauffement climatique ne semble pas bénéfique pour la forêt comme nous la connaissons aujourd’hui. Pourrions-nous contenir le CO2 grâce à elle et donc atténuer ce bouleversement ? Selon Clémence Dirac Ramohavelo, cheffe de section des services écosystémiques forestiers et sylviculture à l’Office Fédéral de l’Environnement, la capacité du bois à stocker le CO2 pourrait en théorie augmenter d’un à deux millions de tonnes de CO2 par an avec une gestion forestière optimisée. Ce n’est toutefois envisageable que si une plus grande partie possible de biomasse est d’abord utilisée dans l’élaboration de produits à longue durée de vie ou dans la construction. Même coupé, le bois stock du CO2, ce gaz reste ainsi contenu et n’est pas diffusé dans l’atmosphère.
Tous ces éléments ainsi que leurs déchets de fabrication seront un jour brûlés pour la production de courant et de chaleur. C’est ce qu’on appelle l’utilisation du bois “en cascade”. Clémence Dirac Ramohavelo affirme que cela pourrait se faire uniquement dans des proportions limitées. Elle ajoute : « Si, au vu des conditions futures, la forêt pouvait continuer à fournir les effets de puits de CO2 à hauteur de 2,5 millions de tonnes par an, cela contribuerait déjà considérablement à minimiser les changements climatiques. «
« Il y aura encore des forêts lorsque il n’y aura plus d’hommes sur terre. »
Valentin Queloz, pathologiste forestier
Selon Charlotte Grossiord, professeure assistante en écologie végétale, voit dans ce réchauffement un aspect positif dans l’élévation des températures. Celles-ci augmentent la saison de végétation (période de l’année comprise entre l’apparition des feuilles au printemps et le jaunissement automnal) et pourrait jouer un rôle dans la captation de carbone.
Vidéo : Charlotte Grossiord, chercheuse EPFL explique l’avantage de l’allongement de la période de végétation
L’avenir de la forêt dépendra en grande partie de la manière dont les humains l’entretiennent. À l’heure actuelle, la forêt est confrontée à de nombreux défis, climatiques, la déforestation, les maladies et les ravageurs, la pollution, les feux de forêts et la surexploitation des ressources forestières. Le désert forestier annoncé par certain n’est pas pour demain. Si je poursuivais mes recherches et je questionnais d’autres spécialistes, je suis persuadé que d’autres éléments, même minimes, ressortiraient en faveur de la vie des forêts.
Vidéo : David Roy, responsable forêts et réchauffement climatique (VD) nous parle de l’avenir de la forêt
Quant à l’avenir de la forêt, les propos de Valentin Queloz sont optimistes : “Rien n’est vraiment tout noir ou tout blanc, on est souvent dans le gris » nous répète le scientifique. “Oui, globalement, la forêt souffre de ce changement climatique mais, de façon globale, nos forêts ne vont pas si mal que ça et ne dépérissent pas partout. A l’avenir, elles ne seront plus les mêmes qu’aujourd’hui, il y aura encore des arbres lorsqu’il n’y aura plus d’hommes sur terre”.
Yann Béguelin, le 27 avril 2023
Texte : Yann Béguelin
Infographie : inventaire forestier national / météo suisse
Photos : Yann Béguelin / Xavier Crépon