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Rencontre avec les exclus du digital

Aujourd’hui, un Suisse sur quatre est perdu devant son ordinateur. Les seniors sont concernés mais ils ne sont pas les seuls. Enquête en Suisse romande sur un mal plus complexe qu’il n’y paraît.

Laurence, 51 ans, en a versé des larmes de frustration devant son écran. Durant le Covid-19, elle a dû effectuer ses démarches de chômage en ligne. Son incapacité à scanner des documents, les trouver sur son ordinateur et les envoyer par mail a pesé lourd sur son moral.

La Genevoise n’est pas seule à batailler face au numérique. Si la quasi-totalité des Suisses utilisent internet, une personne sur quatre présente des compétences numériques faibles, selon L’Office fédéral de la statistique (OFS).

Cette fracture numérique implique qu’une partie de la population est exclue de certains services ou démarches en ligne. Ne pas posséder d’ordinateur à la maison ou de connexion internet peut en être la raison. Mais le plus souvent, ce sont les compétences qui jouent un rôle crucial. On a beau avoir un smartphone dans sa poche, si on ne sait pas comment l’utiliser, un monde nous échappe.

Plusieurs facteurs sont liés à ce manque de compétences : selon l’OFS, les personnes nées à l’étranger ou les ménages avec une situation financière difficile ont plus de chances d’avoir des compétences numériques limitées. Mais c’est l’éducation qui joue le plus grand rôle. Les personnes qui ont juste achevé l’école obligatoire sont les plus exposées à la fracture numérique. L’âge aussi est un facteur.

Il ne faut pas oublier le rôle des institutions. Que cela soit l’administration publique, les banques ou les sites de commerce, beaucoup de services se numérisent de façon plus ou moins ergonomique. Quand les interfaces sont trop complexes, certains restent sur le côté de la route.

La fracture numérique n’est cependant pas aussi nette qu’on pourrait le penser. Pour Matthieu Delaloye, ancien chercheur en informatique dans une haut école spécialisée, le terme de fracture numérique manque de nuances : « Ce n’est pas comme un os, qui est cassé ou pas cassé. Les usagers ne sont pas complètement connectés ou complètement déconnectés ». En effet, certaines personnes auront plus de facilité à poster des vidéos sur les réseaux sociaux, d’autres à faire des calculs sur Excel. Certains fonctionnent à l’instinct mais seulement dans un environnement connu. D’autres s’en sortent partout à condition d’avoir une démarche très claire.

La fracture numérique est multiple. Tout le monde peut être touché.

Les jeunes ne sont pas tous des génies du web

Karel (nom modifié) a 21 ans et il évite autant que possible les démarches en ligne : « Tout ce que je peux faire en physique, je le fais : paiements, documents officiels, déclaration d’impôt… Si je suis obligé, c’est ma mère qui m’aide. »

Parce qu’ils sont nés avec internet et qu’ils sont constamment sur leur smartphone, on attribue aux nouvelles générations les capacités informatiques des pros du digital. Pourtant, en 2019, l’OFS annonçait que 7% des jeunes entre 15 et 24 avaient des compétences numériques faibles.

Djemâa Chraïti, directrice de la Cité des métiers à Genève, l’observe sur le terrain. « Pendant le Covid, beaucoup de recrutements se faisaient en visio-conférence. Nous avons dû aider les jeunes à utiliser les outils de façon professionnelle. Beaucoup possèdent un smartphone mais ne sont pas à l’aise quand ils passent sur un ordinateur ». Ce constat est partagé par un enseignant d'un gymnase vaudois. Au moment de passer à l’enseignement en ligne, il s’est rendu compte que certains et certaines de ses étudiants ne maitrisaient absolument pas l’envoi de mail depuis l’ordinateur. Ils lui demandaient d’obtenir les exercices via WhatsApp.

Et pour cause, près d’un jeune de moins de 16 ans sur trois n'utilise pas l'ordinateur pour se connecter à internet, selon le rapport EU Kids Online Suisse de 2019. Ils ne sont donc pas automatiquement à l’aise avec les outils de bureautique, les démarches en ligne, la recherche d’information… Des lacunes très handicapantes au moment de rentrer dans la vie professionnelle.

Ce sont d’ailleurs les problèmes informatiques de Karel qui ont orienté son choix de carrière :« Étant limité rien que par l’envoi d’un CV via une plateforme, imaginez si j’avais décidé de travailler dans un secteur qui utilise l’informatique au quotidien ! Non, c’était hors de question ». Aujourd’hui, il est maraîcher et très heureux dans son métier.

TÉMOIGNAGE – Le manque de compétence numérique de Mattéo est un obstacle dans sa vie

Pour Mireille Bertrancourt, une autre explication s’ajoute à l’aspect de l’outil: le mythe des natifs digitaux. Selon la professeure en technologies de l'information et processus d'apprentissage, on a longtemps pensé que le fait d’être né à l’ère numérique suffirait aux nouvelles générations pour assimiler toutes les compétences nécessaires, par immersion. C'est en fait le contraire: acquérir un savoir-faire digital demande de l’enseignement et de l’entraînement.

Quand le numérique vient bousculer les habitudes

De l’entraînement, c’est aussi souvent ce qui manque aux personnes déjà établies sur le marché de l’emploi. Alors que maitriser les outils numériques est souvent devenu un prérequis pour obtenir un emploi, certains se retrouvent sur le carreau.

Pour Laurence, les problèmes ont commencé après la faillite de son magasin. Dans son ancienne carrière, elle n’avait pas besoin de se frotter à l’informatique. « Aujourd’hui, n’importe quel employeur demande une maitrise minimum de la bureautique et de l’internet. C’est un handicap pour moi et je me sens démunie lorsque je vais à un entretien » désespère la Genevoise.

Au-delà du monde professionnel, ne pas maitriser le numérique peut aussi être un handicap dans la vie quotidienne. Alice, 59 ans, est psychologue et fasciathérapeute. Pour elle, le numérique est un monde à part : « Je ne suis pas capable d’acheter des choses sur internet. J’arrive presque au bout, la commande est quasiment finalisée… mais il me manque toujours un morceau. Ça me dépasse complètement. »

Âgé mais connecté

Terminée, l’époque où les grands-pères demandaient à leurs petits-fils comment allumer l’ordinateur. Aujourd’hui, selon Pro Senectute, trois quarts des seniors sont connectés à internet. Deux sur trois possèdent un smartphone ou une tablette. Conscientes de leurs difficultés, les personnes âgées ont envie d’apprendre. Une bonne partie sait donc lire le journal en ligne, chatter avec sa famille ou encore envoyer des mails.

TÉMOIGNAGE – Claudine utilise son smartphone tous les jours


Mais accéder à internet, ça ne veut pas dire que les codes sont maîtrisés. Les seniors n’ont plus à se soucier de leur vie professionnelle mais un autre type de fracture peut faire son apparition : une difficulté face aux notions de sécurité.

Charlène et Edgar (noms modifiés), 80 ans passés, utilisent internet quotidiennement. Mais il se méfient des achats en ligne depuis une mauvaise expérience : « On a acheté des billets d’avion sur internet, mais on a été facturés 500 CHF de trop. J’ai essayé d'appeler le site, mais tu n’arrives pas à communiquer avec eux ! On a dû passer par la banque qui nous a aidés à récupérer l’argent, trois mois plus tard. »

Autre bête noire des seniors : les mots de passe et identifiants. Edgar a trois comptes bancaires différents, chaque banque avec sa propre procédure de connexion : « Les gens d’UBS doivent me connaître maintenant, je les ai déjà appelés trois fois pour avoir un nouveau code. Me rappeler de tous ces identifiants, c’est au-dessus de mes capacités. »

Détresse et sentiment d'impuissance

L’exclusion numérique a de nombreuses conséquences. Au-delà de l’aspect pratique– ne pas accéder à certains services – l'incompétence digitale est un sujet sensible, hautement émotionnel. Il affecte le moral.

Les personnes interrogées dans cette enquête dépendent beaucoup de leur entourage. Laurence fait appel à son fils ou son ex-mari pour l'aider. Pour ses démarches de chômage, elle a attendu quelques jours et tenu les délais de justesse : « Il a fallu gérer cette double angoisse : la peur de ne pas avoir de travail et celle de faire, chaque mois, les mêmes démarches en ligne. ».

TÉMOIGNAGE – Pour Laurence, le numérique est une source de tension

Beaucoup ressentent de l’impuissance face à un monde virtuel qui prend toujours plus de place. Le sentiment d’être jugé, la peur d’être laissé de côté. La frustration de ne pas saisir quelque chose que tout le monde comprend. 

Mattéo, 23 ans, s’énerve régulièrement devant son ordinateur quand il recherche un emploi. A cause de son manque de compétences informatiques, il se sent bloqué. Karel aussi s’inquiète pour son avenir « Je sais que je devrai rattraper le train en marche mais j’ai peur du jour où je n’aurai plus le choix de m’y mettre. C’est vraiment une angoisse pour moi. » se confie le jeune maraîcher.

L’angoisse, Katja Birrer de Caritas Jura l’observe également. La responsable des cafés numériques de l’association raconte : « Les gens viennent aux ateliers parce qu’ils ont peur de faire, ils ont peur de dérégler quelque chose. Ils se sentent démunis » .

Le sentiment d’injustice, aussi, pointe dans les témoignages. Alice s’indigne : « Pour beaucoup de monde, c’est comme si ça allait de soi. Mais moi je ne comprends pas ce qu’il faut faire. C’est un autre langage. J’ai envie de leur dire : « attendez qu’on meure et après vous faites vos trucs » ! ».

Guérir la fracture 

La fracture numérique est-elle une fatalité ? De nombreuses structures veulent croire que non.

La Fondation pour la formation des adultes (IFAGE) basée à Genève en est un exemple. Après des cours de bureautique suivis en son sein, les étudiants peuvent ressortir avec un certificat – le European Computer Driving License – reconnu sur le marché du travail.

D’autres organisations misent sur un accompagnement pour une tâche précise. La Cité des métiers, par exemple, conseille les chercheurs d'emploi en termes de formation, de postulation ou encore pour la rédaction du CV. Aujourd’hui, le digital fait partie intégrante de cette étape de la vie. Ils ont donc aménagé une salle avec 17 ordinateurs et engagé un médiateur numérique qui travaillent en étroite collaboration avec les autres conseillers.

AUDIO – Djemâa Chraïti explique la naissance du poste de médiateur numérique à la Cité des métiers

Certains exclus du numérique trouvent aussi du soutien parmi leurs pairs. Le Conseil des seniors d’Yverdon-les-Bains organise un Café WIFImédia toutes les deux semaines. L’objectif : s’entraider entre novices et échanger sur les derniers problèmes rencontrés. Le jour de notre visite, deux habituées sont penchées sur un smartphone à la recherche d’une page YouTube et l’organisateur conseille une congénère pour l'installation d'un programme de jeu d’échecs. La rencontre se termine par un café.

Au-delà de ces options de dépannage, l’école numérique est un chantier immense. Le plan d’éducation numérique romand, fixé en 2018, est en train de se concrétiser dans les différents cantons. Si tout le monde s’accorde sur l’urgence de former aux enjeux du digital, la façon d’atteindre l’objectif est discuté. Dernière controverse en date : Le canton de Fribourg a demandé à tous ses élèves du secondaire II de s’équiper d’un ordinateur portable pour la rentrée.

La mise en œuvre représente également un grand défi : en plus de produire du matériel pédagogique adapté, il faut en plus former les enseignants… des enseignants en poste ou en devenir qui doivent, eux aussi, rattraper leur retard dans un monde numérique en constante évolution.

Des élèves de 4ème année primaire suivent un cours d'éducation numérique de l'école vaudoise,  2022 (KEYSTONE/Laurent Gillieron)

Texte et multimédia: Juliette Jeannet, enquête menée avec Léa Sélini
Photos: Juliette Jeannet, Léa Sélini, Keystone

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