21C

Réseaux sociaux: le pari des petits créateurs

Jeunes, artistes, mères au foyer ou petits entrepreneurs… Tous utilisent de plus en plus les réseaux sociaux comme plateforme de vente et de promotion de leurs créations ou de leur activité. Derrière la facilité d’utilisation de ces plateformes, l’apparente liberté qu’elles offrent et leurs promesses, se cachent des pièges parfois difficiles à repérer. 

À 22 ans, Joana Bender possède déjà sa marque de mode. Elle a réussi à se faire une place dans ce monde concurrentiel grâce à un concept simple mais efficace: transformer des ballons de basket, de tennis ou de football américain en sacs griffés dignes d’une firme de haute couture. L’ex-étudiante en stylisme a commencé son activité pendant le premier semi-confinement lié à la pandémie de Covid-19 en Suisse, en 2020.

Son succès, la Genevoise le doit notamment à sa popularité sur le réseau social Instagram via lequel elle a commencé à vendre et promouvoir ses créations. Sur son compte LAFRIPEAJO., aux 17’300 abonnés, la jeune femme poste des photos de ses sacs terminés ou des vidéos du processus de fabrication.

Voir cette publication sur Instagram

Une publication partagée par LAFRIPEAJO. (@lafripeajo)

Une réinvention de la place du marché

Joana Bender est une figure de proue d’une tendance bien plus large: utiliser les réseaux sociaux comme plateforme de vente et de promotion de créations artisanales ou artistiques, en particulier Instagram et TikTok. Il faut dire que les avantages de ces applications ne manquent pas: gratuites et faciles d’utilisation, elles permettent de mettre en valeur du contenu et des objets de manière visuelle via des photos ou des vidéos. Les deux réseaux disposent également d’un système de messagerie intégrée.

Ces avantages ont permis à Lucie, 27 ans, enseignante lausannoise à 80%, de se lancer dans la vente de ses créations à moindre coût, sans devoir payer pour l’hébergement d’un site internet de vente, d’une place sur un marché ou dans un magasin. « J’ai toujours rêvé que je ferais quelque chose de créatif de mes journées. Pas forcément à 100% mais j’aimerais bien un jour avoir ma propre boutique, être mon propre patron, gérer ma petite entreprise et mon temps. »

Instagram permet de présenter ses créations de manière visuelle et esthétique. (Screenshot Instagram)

Sur son compte laboutique.ch, la Vaudoise propose des boucles d’oreilles en pâte fimo entièrement réalisées à la main pour 10 à 12 francs. Concrètement, comment cela se passe-t-il ? La jeune femme confectionne ses bijoux, les prend en photo et les publie sur son profil. C’est via le service de messagerie du réseau social qu’elle traite ses commandes: les acheteurs lui écrivent pour lui indiquer la paire qui les intéresse. Le paiement se fait ensuite par Twint ou virement bancaire et Lucie procède à l’envoi.

Pour le sociologue Olivier Glassey, spécialiste des usages du numérique à l’Université de Lausanne, cette nouvelle utilisation des réseaux sociaux comme sites de vente relève de la réinvention de la place du marché: «Sur Instagram, chacun peut en quelque sorte ouvrir son échoppe virtuelle, où il peut montrer ce qu’il fait sans avoir à la partager avec un tiers, note l’expert. L’avantage est de pouvoir supprimer un certain nombre d’intermédiaires matériels, comme le fait de payer sa place sur un vrai marché, se déplacer, s’y installer, mais aussi faire face à des personnes qui ne sont peut-être pas intéressées par ce que l’on propose.»

Un phénomène mondial

Pour promouvoir leurs créations ou les objets qu’elles vendent, les personnes qui se lancent utilisent des hashtags, ces mot-clés précédés d’un dièse qui permettent d’associer des publications à des termes ou des tendances bien précises. Dans le cadre de la vente de créations ou d’objets sur les réseaux sociaux, celui qui revient le plus est celui de « small business », littéralement « petite entreprise » ou « petit commerce » en anglais.

Sur Instagram, le hashtag « #smallbusiness » rassemble ainsi à lui seul plus de 102 millions de publications sur le réseau dans le monde. Sur TikTok, le même terme comptabilise pas moins de 74,8 milliards de vues. Ces chiffres colossaux montrent l’ampleur de l’intérêt porté sur cette nouvelle manière de vendre depuis la création des deux réseaux sociaux.

L’un des facteurs qui semble avoir joué en la faveur de ces petits commerces de particuliers est la pandémie de Covid-19. Comme le montrent les tendances Google de ces cinq dernières années sur le terme, un pic de recherches a été effectué lors du déferlement du virus en Occident en mars 2020.

Une ampleur difficile à quantifier en Suisse

Dans notre pays, le succès en ligne semble plus discret. Le hashtag « #smallbusinessswitzerland » comptabilise seulement 1,1 million de vues sur TikTok et 6900 publications sur Instagram. Pourtant, nombreux sont les petits créateurs et entrepreneurs suisses qui utilisent le terme générique de « smallbusiness » pour référencer leurs publications, ce qui rend la quantification et l’historique de la tendance difficile.

« Il n’est pas possible d’estimer la part d’indépendants qui officient uniquement sur Instagram avec ces  » small businesses « , ou micro-entreprises en Suisse, abonde l’avocate Reema Hug, consultante juridique indépendante pour startup.ch et très présente sur les réseaux sociaux. En revanche, poursuit-elle, on note qu’il y a de plus en plus de particuliers qui se mettent en raison individuelle dans le commerce en ligne, surtout les jeunes. »

La juriste et avocate Reema Hug est spécialisée dans l’accompagnement d’indépendants et l’entrepreneuriat sur les réseaux sociaux. (Louise Maksimovic et Lauriane Chautems)

Il faut dire qu’il est assez simple, en Suisse de devenir indépendant. Pour les professions non règlementées, il n’est pas nécessaire d’attester de certaines compétences pour se lancer. D’où la facilité de monétiser la vente d’objets créés artisanalement. Les démarches d’inscription au registre du commerce ne sont d’ailleurs obligatoires qu’à partir de 100’000 francs de chiffre d’affaires annuels. Un seuil rarement atteint par ces petits créateurs.

L’experte en propriété intellectuelle nuance toutefois l’idée que ces petits commerces ont explosé pendant le confinement. La part d’indépendants en Suisse n’a d’ailleurs pas augmenté ces dernières années et se situe entre 13 et 15% de la population. « Nous avons eu beaucoup moins de sollicitations au début de la pandémie pour devenir totalement indépendant, se rappelle Reema Hug. En revanche, nous avons vu apparaître de nouveaux profils de personnes avec une activité salariée qui voulaient se lancer sur une activité accessoire. »

Une majorité de femmes… et de mamans

Lorsque l’on y regarde de plus près, l’on se rend vite compte que les vidéos et photos postées sur ces réseaux sous le hashtag « #smallbusiness », sont majoritairement réalisées par des femmes… et plus précisément des mères. Sorte de sous-catégorie des « small businesses », celui des « mompreneurs » y est intimement lié. Contraction de « mom », maman, et « entrepreneur » en anglais, le terme désigne des mères qui ont une activité de vente, de création ou d’influence sur les réseaux sociaux tout en s’occupant de leurs enfants.

Bien que la tendance soit, elle aussi, difficile à mesurer en Suisse, le terme rassemble pas moins de 10 millions de publications sur Instagram et 422 millions de vue sur TikTok. Les mamans entrepreneures de ces réseaux sociaux confectionnent souvent des objets liés au monde de la petite enfance, ou habituellement genrés comme typiquement féminins (cosmétique, bijoux, mode, décorations, etc.).

Sur son compte Nomade Stories, la Suissesse de 38 ans Charlotte partage ses créations et sa vie de mère. Elle a dû quitter son métier dans l’immobilier après la naissance de sa fille. (Screenshot Instagram)

Pour l’avocate Reema Hug, la vente sur les réseaux sociaux est intéressante pour ces femmes mais ce n’est pas non plus une solution miracle: « Concrètement ce sont des personnes qui doivent nourrir leurs enfants, qui n’ont pas forcément envie de continuer d’être au chômage ou qui arrivent en fin de droit, détaille l’avocate genevoise. Être  » mompreneur « , c’est à la fois une solution et une promesse: celle de pouvoir rester chez soi et être indépendante financièrement. Ce n’est pas toujours idéal, il faut réussir à travailler avec ses enfants à la maison. »

Entrepreneures, ou femmes au foyer 2.0 ?

Malgré la promesse d’indépendance, d’équilibre financier et familial, cette activité de « mompreneur » enferme d’autant plus les jeunes mères dans des activités casanières en plus de les rendre économiquement dépendante de leur conjoint.

Vidéo: La sociologue Anne Jourdain sur l’émancipation à double-tranchant des mamans entrepreneures

Bien conscientes des stéréotypes qui peuvent peser sur les mères au foyer qui lancent leur commerce en ligne, certaines d’entre elles ne mettent pas leur maternité en avant à outrance sur les réseaux sociaux. C’est notamment le cas de Maïté, Lausannoise de 28 ans passionnée de mode et de e-commerce. Elle utilise majoritairement Instagram pour promouvoir son site de friperie en ligne FRIPSQUARE.

Vidéo: Le témoignage de Maïté – S’affranchir des clichés en tant que mère entrepreneure

Le marché du travail a pénétré la sphère privée

Que ce soit à cause de la maternité ou de la pandémie de Covid-19, le fait de devoir rester chez soi est l’un des principaux moteur de production, de partage et de vente des créateurs et mini-entrepreneurs sur les réseaux sociaux. L’exemple de la pandémie est particulièrement parlant car les semi-confinement de 2020 en Suisse ont provoqué la fermeture des espaces de marché et de travail. Beaucoup se sont alors retrouvés enfermés chez eux, avec du temps libre nouvellement à disposition, et des possibilités d’activités restreintes.

Experte dans le domaine du marketing et des réseaux sociaux, Barbara a justement découvert le concept de bougie décorative sur Instagram pendant le confinement. L’idée d’une décoration agréable à l’œil mais éphémère l’a séduite et elle s’est lancée avec une amie dans la conception de ses propres bougies à base de cire naturelle de soja et parfumées à la fleur d’oranger: sa marque Neroli était née. 

Le compte Instagram de la marque de Barbara lui permet de faire la promotion de son site de vente. (Screenshot Instagram)

« J’ai une âme d’entrepreneure et ma copine est fan de bougies. Quand quelque chose me parle j’ai envie de l’essayer moi-même. Le fait d’être autant à la maison m’a donné envie de faire une activité en dehors des écrans et des réseaux sociaux », raconte la trentenaire qui cumule la casquette d’influenceuse en parallèle de ses activités d’indépendante. 

Comment expliquer ce besoin ou cette envie de mettre en scène son propre travail ou son activité créative ? Pour Olivier Glassey, cela tient à la nature même des réseaux sociaux qui sont par définition des plateformes de mise en scène de notre vie. Avec les semi-confinements, « le travail s’est retrouvé chez nous, et c’était tout ce qu’il nous restait à montrer avec l’impossibilité de faire d’autres activités ».

Épuisement et injonction à la productivité

En plus d’avoir pénétré la sphère privée dans la mise en scène et la monétisation de hobbies et activités créatives, les réseaux sociaux se distinguent également par un fonctionnement qui pousse sans cesse à publier de nouveaux contenus et innover pour ne pas disparaître des radars de l’application.

« Vous êtes en compétition ! Et ce avec des centaines voire des milliers d’autres personnes qui parfois proposent la même chose que vous, pointe Olivier Glassey. Ce sont des gens qui vont vous observer, peut-être voler vos idées, s’adapter ou commencer à faire la même chose que vous et desquels il va falloir vous démarquer. »

Cette compétition à outrance se double d’une comparaison incessante sur ces réseaux sociaux où l’image est reine. Dans les pires cas, leur utilisation à outrance peut même avoir des impacts sur la santé des utilisateurs met en garde Julien Borloz, psychologue lausannois très présent sur TikTok: « Devoir produire constamment du contenu, répondre aux commentaires, suivre vos ventes… Cela fait que vous êtes sans cesse sur votre téléphone, détaille le thérapeute. Or on le sait, passer trop de temps devant cet écran peut créer des problèmes d’attention, de sommeil. Mais les symptômes peuvent aller plus loin et aboutir au burn-out, à de l’anxiété, une dépression et faire émerger des psychopathologies qui étaient jusque-là enfouies », conclut le spécialiste.

Certaines créatrices de « small businesses » n’ont pas réussi à supporter cette pression et ces injonctions. C’est notamment le cas de Nathalie, créatrice de la marque de boucles-d’oreille Nakimi.

Audio: Le témoignage de Nathalie – Quand les réseaux sociaux prennent trop de place

L’« ubérisation » ultime de l’individu

La plus importante limite de ces nouveaux modèles de vente sur les réseaux est bien sûr sa rentabilité. Dans les faits, il est très difficile de ne vivre uniquement que de cette activité, même pour les stars d’Instagram comme Joana Bender. Cette dernière confie d’ailleurs vivre encore chez sa mère pour réinvestir tout ce qu’elle gagne dans son entreprise.

Parmi les personnes interrogées, aucune d’entre elles ne parvient encore à vivre à 100 % grâce à ses ventes sur les réseaux sociaux ou leur site web. La plupart gagnent en moyenne quelques centaines de francs par mois, au mieux quelques milliers, mais pas de manière assez régulière pour envisager d’abandonner tout revenu salarié. 

En plus de la comparaison incessante, la nature même du fonctionnement des réseaux sociaux privilégie certains contenus à d’autres. Cela rend d’autant plus instables les rentrées d’argent qui dépendent de la visibilité de ces mêmes contenus. Un impact qu’Aurore, 24 ans, peintre depuis dix ans, a observé sur les publications de son compte artistique sur Instagram.

Audio: Le témoignage d’Aurore – Quand les réseaux sociaux invisibilisent les œuvres d’art

Pour Olivier Glassey, cette utilisation des réseaux sociaux pour vendre (et se vendre) peut aboutir à une ubérisation ultime de l’individu: « Il n’y a personne d’autre que vous qui assumez les coûts de l’énergie que vous mettez à faire la promotion de vos produits et à créer du contenu. Si ce n’est pas vous qui le faites pour susciter de l’intérêt, quelqu’un d’autre prendra le relais et il y aura toujours de l’attention et de la publicité à vendre, des analyses de données comportementales à réaliser. In fine, s’il y a bien quelqu’un qui ne perd jamais c’est la plateforme. »

Malgré ces risques et ces contraintes, aucune des personnes interrogées ne regrette d’avoir lancé son activité sur les réseaux sociaux. La notoriété qu’a acquise la Genevoise Joana, notamment grâce à des influenceuses françaises à qui elle envoyait des sacs à ses débuts, lui a permis de se projeter et d’élargir ses ambitions: « J’envisage de monter à Paris pour continuer à développer ma marque. Non seulement parce qu’il y a peu de moyens financiers alloués aux artistes en Suisse, mais surtout parce que la majeure partie de mes clients viennent de là-bas et je sens que j’y aurai plus d’opportunités. »

Texte: Louise Maksimovic
Multimédias: Louise Maksimovic et Lauriane Chautems

read more: