16C

Routes jurassiennes:
le péril jeune

Les jeunes Jurassiens sont parmi les plus tués sur les routes en Suisse. Un réseau routier dangereux, une plus grande utilisation de la voiture, mais aussi un manque de stratégie efficace des autorités contre les accidents expliquent cette situation. Enquête.

«J’ai des frissons à chaque fois que j’en parle. Le premier souvenir qui me revient, c’est la dernière soirée vécue avec lui. C’était chez un de ses copains. Ils avaient organisé une petite fête. Je suis passé à l’improviste. Je suis resté dix minutes. Il s’est passé quelque chose d’étrange ce soir-là: quand je suis parti, mon frangin m’a pris dans ses bras, m’a embrassé et m’a demandé de ne pas faire le con.»

Cela fait huit ans que Valdet Lulaj a perdu son frère cadet dans un accident de la circulation. Mais il se souvient des derniers instants partagés avec lui comme si c’était hier.

Après un moment de silence, le Delémontain de 33 ans se lève, va dans une autre pièce, puis revient avec un sac. Il en sort des coupures de presse, des centaines de cartes de condoléances et une veste en lambeaux. C’est celle que portait son frère le jour du drame. Les larmes aux yeux, Valdet Lulaj embrasse le vêtement en cuir déchiré et le hume à pleins poumons.

IMG_2107.jpg
Valdet Lulaj hume à pleins poumons la veste que portait son frère le jour du drame. Photo Hüseyin Dinçarslan

Le Kosovar d’origine a gravé cette tragédie dans la chair de son épaule droite pour ne jamais l’effacer de sa mémoire. Il soulève son t-shirt et exhibe un tatouage où l’on voit le portrait de son frère et la date de sa mort: 22 novembre 2009.

Ce jour gris d’automne, quatre jeunes de la région de Delémont se donnent rendez-vous pour aller voir de plus près, à Zurich, une Audi RS4, repérée sur l’internet. Le chauffeur, 19 ans au moment des faits, passe prendre ses copains avec l’impétueuse BMW 325i de son père, qu’il a réussi à emprunter au prix de longues suppliques.

L’ambiance est joyeuse dans la voiture qui dévore le bitume à vive allure. Mais dans un virage à gauche au bout d’une ligne droite, entre Laufon et Liesberg, le jeune conducteur perd le contrôle du bolide et percute violemment des arbres.

Deux passagers meurent sur le coup. Le troisième succombe plus tard à ses blessures. Ils avaient tous les trois 17 ans. Le chauffeur s’en sort, mais il est accablé pour toujours par la douleur.

Ce drame illustre une triste réalité du Jura: le dernier-né des cantons est l’un des endroits de Suisse où les jeunes trouvent le plus la mort sur les routes, même si on est loin des hécatombes des années 70 et 80.

Entre 2011 et 2015, le Jura est quatrième du classement des cantons selon le nombre d’accidents mortels impliquant les 18-24 ans pour 10’000 habitants. En Romandie, il se hisse en deuxième position après le Valais.

Il existe une statistique tout aussi préoccupante: durant la même période, les jeunes Jurassiens sont, à l’échelle nationale, les deuxièmes plus touchés par les accidents de la circulation avec blessés graves. Ils emboîtent une fois de plus le pas aux Valaisans.

« Les Jurassiens sont davantage obligés de se déplacer en voiture, car ils vivent sur un territoire relativement étendu, où la population est morcelée et où il y a peu de transports publics», analyse Jean-Luc Baierlé, médecin cantonal de 1984 à 2013 et fondateur de Nez Rouge dans le Jura, première antenne helvétique.

Bon nombre de jeunes décrochent ainsi leur permis de conduire avant même leur diplôme. Il s’agit du sésame indispensable, s’ils veulent pouvoir sortir de leur village isolé. Le revers de la médaille, c’est qu’ils sont plus exposés aux accidents.

La Transjurane, pas le top en termes de sécurité

Selon Stéphane Caduff, qui pilote le projet de prévention routière BeMyAngel, cette forte mortalité est aussi liée à un réseau routier dangereux: «Sur les routes sinueuses des régions montagneuses comme le Jura, qui exigent plus d’expérience, si un automobiliste fait une erreur, il peut la payer comptant. »

Les routes du Jura ne sont pas toutes tortueuses. Il y existe une autoroute depuis 1998, dont l’ultime tronçon sur le territoire cantonal a ouvert entre Delémont et le hameau de Choindez en décembre 2016. Or la Transjurane apporte aussi son lot de tragédies.

Entre 2011 et 2015, seize personnes sont mortes sur les routes dans le canton, dont quatre sur la partie jurassienne de l’A16. Sur ces quatre malheureux, deux ont péri dans des tunnels bidirectionnels. D’aucuns estiment que ces ouvrages, nombreux sur cette « autoroute de seconde classe », sont trop dangereux.

Les tunnels bidirectionnels: un danger?

photo-accident-dans-tunnel.jpg

Alors, n’a-t-on pas raté le coche avec cette autoroute? Pour Nathalie Barthoulot, ministre jurassienne de l’Intérieur, la sécurité routière était certes l’un des objectifs de la Transjurane, mais le but principal de cette infrastructure était de désenclaver le canton du Jura en le reliant au plateau suisse et à la France.

La ministre voit une part de fatalité dans les collisions s’étant produites dans les tunnels bidirectionnels: « Bien sûr que les autorités ont une part de responsabilité dans ces événements, mais on ne pourra jamais mettre une personne dans chaque voiture et s’assurer que celui qui s’engage dans un tunnel soit complètement attentif et ne dévie pas de sa trajectoire pour finir dans la voiture venant en sens inverse. C’est la définition même de l’accident. On ne peut pas les empêcher. »

Et de continuer: « Ce qu’on peut par contre faire, c’est bien responsabiliser la population, faire des campagnes de prévention, s’interroger sur la signalétique et réfléchir aux éléments de construction, qui ne sont pas de ma compétence, mais de celle de l’Office fédéral des routes (OFROU). »

On ne pourra jamais mettre une personne dans chaque voiture et s’assurer que celui qui s’engage dans un tunnel soit complètement attentif. Nathalie Barthoulot, ministre jurassienne de l'Intérieur

Avec l’ouverture complète de la Transjurane sur l’entier de son tronçon entre Boncourt et Bienne, le nombre de tués sur l’autoroute pourrait baisser, conjecture Serge Willemin, chef de la Section de l’entretien des routes dans le Jura.

« Si on observe uniquement la technique routière, le nombre de tragédies devrait diminuer. La géométrie de l’autoroute est moderne, développe-t-il. Toutefois, il existe un paramètre qu’on ne maîtrise pas, c’est le comportement des automobilistes en matière de respect des vitesses.»

De la vitesse s’ensuit le chaos

La vitesse justement est la raison principale des drames de la circulation ayant coûté la vie aux jeunes Jurassiens entre 2011 et 2015.

Dans un accident qui s’est produit le 25 avril 2014 dans le col de Montvoie, non loin de Porrentruy, la vitesse a été fatale à deux personnes de 18 et 21 ans.

Alarmé ce jour-là à 22h pour une mission de désincarcération, Nicolas Dobler, lieutenant au centre de renfort et d’incendie dans le chef-lieu ajoulot, était aux premières loges de cette tragédie.

TÉMOIGNAGE VIDÉO: Nicolas Dobler raconte le chaos qui sévissait sur les lieux de l’accident

De façon générale, les automobilistes jurassiens, tous âges confondus, pressent un peu trop fort sur le champignon. Et ils le paient cher : en 2015, le Jura se hisse au 5e rang du classement des cantons selon le nombre d’accidents graves (blessés sévères et tués) causés par une vitesse excessive. Neuchâtel, canton proche géographiquement et culturellement, se situe loin derrière.

Alors que dans le Jura il n’y a que trois radars mobiles et un semi-stationnaire, l’arsenal neuchâtelois est quatre fois plus musclé pour le même réseau routier, à 5 km près.

« Les conducteurs savent que dans le Jura le risque de se faire pincer est bas, ce qui n’aide pas à avoir un comportement plus sûr. S’ils ne ressentent pas la crainte de la sanction, ils ne sont pas incités à être vigilants», fait remarquer Jean-Luc Baierlé. Résultat: les catastrophes de la circulation se multiplient.

DIAPORAMA: le Jura est l’un des endroits de Suisse où il y a le plus d’accidents graves causés pas la vitesse 

Les radars pourraient être la solution pour conjurer le mauvais sort. Mais d’après Claude Hulmann, chef de la section circulation, la police cantonale jurassienne n’a aujourd’hui pas les moyens de s’équiper de nouveaux engins: «C’est bien d’installer ces appareils, mais il faut avoir le personnel pour gérer le travail administratif que cela engendre. » Et de poursuivre : «J’estime de plus que nous faisons suffisamment de contrôles.»

Selon Claude Hulmann, chef de la section circulation, la police cantonale jurassienne n’a pas les moyens de poser davantage de radars. Photo Hüseyin Dinçarslan

Nathalie Barthoulot, ministre jurassienne de l’Intérieur, rectifie les propos du gendarme. Selon l’élue, la faible densité de radars dans son canton correspond en réalité à une volonté politique.

AUDIO: Nathalie Barthoulot explique pourquoi il y a peu de radars dans le Jura

La ministre émet des réserves sur l’efficacité des radars. L’exemple de Neuchâtel montre toutefois que ces appareils ont un réel effet sur la sécurité routière.

En juillet 2011, la gendarmerie de ce canton a installé un radar fixe, le seul qu’elle possédait à l’époque, au Pont-Noir à Valangin, entre Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds, pour faire respecter la limitation de 80 km/h.

Diminution de 60% du nombre d’accidents après la pose d’un radar

Ce secteur était connu pour être très accidentogène.  Il a été le théâtre de 322 accidents entre 2001 et 2011, dont 77 avec des lésions corporelles et 2 mortels. Cela représente, en moyenne, près d’un cas tous les 12 jours.

« Depuis l’installation de ce radar, on a constaté une baisse d’environ 60% du nombre d’événements dans cette zone, ce qui fait qu’il n’y a plus d’accidents graves et de morts », se félicite Pierre-Louis Rochaix, porte-parole de la police cantonale neuchâteloise.

Après cette expérience significative, l’Etat de Neuchâtel a truffé de radars son réseau routier. Il en possède aujourd’hui seize, tous types confondus. Ces engins sont un maillon essentiel de la stratégie du canton contre les drames de la route. Vu l’évolution positive du nombre de personnes tuées et de blessés graves, le moins que l’on puisse dire, c’est que cela marche.

A titre de comparaison, dans le Jura, si le nombre de blessés graves est en diminution, le nombre de morts sur les routes ne montre pas de fléchissement. On observe au contraire une augmentation.


En 2016, les cinq personnes décédées dans les accidents de la circulation dans le Jura avaient toutes moins de 30 ans. Les jeunes Jurassiens ont une fois de plus payé un lourd tribut à la route. Et le canton se retrouve à nouveau en mauvaise position dans les statistiques.

L’exemple neuchâtelois montre qu’il est possible d’agir efficacement contre ces drames avec une stratégie reposant non seulement sur la prévention, mais également sur la répression.

Ce dernier pilier fait défaut dans le Jura. Les autorités de ce canton, qui ne semblent pas avoir pris la mesure du problème, devraient s’inspirer de leurs voisins neuchâtelois. Les commandes sont dans leurs mains pour freiner le nombre de vies brisées.

                                                                                                                             Hüseyin Dinçarslan

read more: