Le phénomène des faillites frauduleuses dans le domaine de la construction a été mis en lumière par plusieurs procès ces dernières années. Malgré une prise de conscience croissante et une nouvelle législation prévue pour 2025, ces pratiques abusives continuent de se multiplier en Suisse. Ces agissements semblent aujourd’hui encore profiter d’une certaine impunité et coûtent cher à la collectivité. Pourquoi la justice peine-t-elle tant à stopper ces abus?
Chaque année, environ 50’000 nouvelles entreprises sont créées en Suisse, témoignant d’un dynamisme entrepreneurial fort. Cependant, les défis auxquels sont confrontées les jeunes structures sont considérables: près de 50% des PME ferment leurs portes dans les cinq premières années suivant leur création. Si ces échecs sont dans la plupart des cas involontaires et sont dus à des facteurs tels que la concurrence, les difficultés financières ou une mauvaise gestion, un pourcentage plus difficile à quantifier est constitué de faillites dites frauduleuses, où certains entrepreneurs exploitent les failles du système pour échapper à leurs responsabilités financières.
On les désigne sous le terme de « serial failers »: des entrepreneurs qui orchestrent volontairement la faillite de leur entreprise après avoir soigneusement vidé celle-ci de ses actifs. Leur stratégie consiste à échapper aux dettes en abandonnant la première société pour en relancer une seconde, souvent quasi identique, sous une nouvelle identité légale. Ce mécanisme leur permet de se se libérer de leurs obligations financières tout en préservant les bénéfices de leurs activités antérieures, au détriment des créanciers, des salariés et des clients lésés.
Pour les employés, des mois de salaires impayés
Tommaso Greco, 61 ans, contremaître en génie civil dans le domaine de la construction, fait face à une situation difficile en octobre 2023 lorsque son employeur cesse de lui verser son salaire. Cherchant des conseils auprès de la caisse de chômage, il apprend qu’il ne peut pas quitter son poste sans risquer des sanctions. Son patron, plutôt que de régler les salaires dus, déclare faillite et relance immédiatement une nouvelle entreprise sous un nom similaire. Le syndicat UNIA ouvre une enquête et découvre que l’entreprise est endettée à hauteur de 7 millions de francs.
Audio – Tommaso Greco, ouvrier floué
Une deuxième victime, souhaitant garder l’anonymat, témoigne avoir travaillé sans rémunération pendant plusieurs mois, une situation qui a mis sa famille en grande difficulté.
Audio – Une autre victime d’un patron peu scupuleux
Pierre Vejvara, des syndicats chrétien du Valais (SCIV), explique qu’il est toujours dans l’attente de savoir si son client pourra récupérer son argent. Plusieurs créances, comme le 13ème salaire, ne sont pas couvertes. Il a également remarqué la disparition suspecte d’actifs juste avant la faillite, ce qui l’a poussé à déposer une plainte pénale pour faillite suspecte.
L’entreprise en question laisse derrière elle 400’000 francs d’impayés, dont une grande partie concerne les assurances sociales, bien que les cotisations aient été prélevées sur les salaires des employés. « En Suisse, il y a vraiment quelque chose à faire en matière de faillites frauduleuses », souligne-t-il, « car il est bien trop facile de faire faillite, puis de recréer une société à responsabilité limitée sous un nouveau nom dans le village d’à côté, comme si de rien n’était. »
Clémence Jung, juriste au Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs (SIT) à Genève, voit les dossiers s’accumuler dans son bureau. Elle déplore le manque d’investissement de l’État dans la prévention, estimant que l’action devrait être menée en amont avant la déclaration de la faillite. Pour elle, le système actuel est défaillant, car l’office des faillites, débordé, manque de moyens pour déterminer si les faillites sont frauduleuses ou non, faute de pouvoir analyser en profondeur les dossiers et transactions financières. Cela explique pourquoi les chiffres sur les faillites frauduleuses sont rares et les condamnations peu nombreuses.
ChatGPT a dit :
Si on adapte pas notre cadre légal au niveau européen, évidemment qu’on devient un peu un eldorado pour tous les desperados de ces pays qui passent la frontière, se refont une virginité chez nous, et recommencent. David Equey, Fédération Vaudoise des Entrepreneurs (FVE)
David Equey met aussi en lumière l’utilisation croissante des hommes de paille dans les faillites frauduleuses, une pratique qui permet aux véritables responsables de se cacher en plaçant des tiers à la tête de leurs entreprises. Dans un dossier particulièrement frappant, un enfant de 12 ans avait même été inscrit au registre du commerce comme directeur d’une société. Ces stratagèmes permettent aux fraudeurs de continuer leurs activités sans être inquiétés, relançant des entreprises sous de nouvelles identités après une première faillite. Ce manque de contrôle rigoureux révèle une des principales failles du système suisse actuel.
Des chantiers abandonnés en cours de route
Les autres victimes directes de ces promoteurs frauduleux sont les clients, qui se retrouvent souvent avec des chantiers inachevés ou mal réalisés. C’est ce qu’a vécu la famille Leiggener, dans la commune de Baar, près de Nendaz. Séduits par un projet de maison clé en main, avec un terrain abordable, une vue imprenable sur la plaine et une architecture contemporaine en bois, ils se lancent dans l’aventure. Mais dès le début des travaux, Manou Leiggener, lui-même machiniste dans le domaine de la construction, constate que ceux-ci ne sont pas effectués dans les règles de l’art.
Vidéo – Le rêve immobilier de la famille Leiggener a tourné au cauchemar
Malgré ses remarques répétées, le promoteur ne corrige pas les défauts. Quelques mois plus tard, la nouvelle tombe: l’entreprise dépose le bilan. Le chantier est abandonné et, avec la faillite, la famille perd son droit de garantie. Manou et Isabelle, qui devaient emménager fin 2022, se retrouvent aujourd’hui dans une impasse. Incapables de poursuivre les travaux faute de moyens, ils sont pris au piège d’un chantier inachevé, alors qu’une grande partie du prix du projet avait déjà été versée au promoteur. Ce dernier avait fait livrer des équipements, comme la cuisine, bien que la maison ne soit pas prête pour leur installation, laissant les propriétaires avec des factures à payer et des travaux à terminer.
Leur relation n’a pas résisté à cette épreuve: le couple s’est séparé sous le poids des tensions liées au projet. Au total, ils estiment avoir perdu entre 70’000 et 100’000 francs à cause des malfaçons et des travaux inachevés. Leur avocat leur a expliqué qu’ils ne pouvaient pas espérer un remboursement du promoteur une fois la faillite déclarée. Désormais, leur seul espoir serait de trouver les fonds nécessaires pour achever la maison afin que l’un des deux puisse racheter la part de l’autre, ou de la vendre pour tenter de récupérer une partie de leur investissement.
Le promoteur en question a déjà fait face à des problèmes similaires avec au moins cinq autres familles dans la région. Infiltrations d’eau, ouvriers incompétents, factures dépassant largement les estimations initiales, matériaux mal stockés et endommagés avant même leur installation, ainsi que des retards considérables sur les chantiers: les témoignages de mécontentement s’accumulent. À chaque fois, lorsque les couples tentaient de le joindre pour obtenir des explications ou résoudre les problèmes, le promoteur devenait injoignable, disparaissant des radars jusqu’à la déclaration de la faillite.
Contacté, le promoteur a répondu en contestant la validité des accusations portées contre lui. Il n’a pas fourni d’explications détaillées sur les faits reprochés, mais a insisté sur sa conformité avec les lois en vigueur dans son activité professionnelle. Il cependant reconnu son manque de savoir-faire:
J'ai réalisé que la construction en tant que telle n'était pas pour moi, que je n'avais pas les compétences nécessaires pour gérer un dossier de A à Z, surtout dans l'évaluation des postes financiers, mais c'était déjà trop tard. L'entrepreneur accusé de fraude
Malgré cette prise de conscience, il a relancé une entreprise de construction après sa dernière faillite et est toujours actif dans le domaine. Une enquête est en cours.
Pour la police, une lutte complexe
Dans le canton du Valais, une brigade financière a été créée pour lutter contre ces fraudes, mais elle se heurte à des limites structurelles. « Chaque cas est un casse-tête », explique Hervé Veuthey, lieutenant à la brigade financière. « Les entrepreneurs véreux savent parfaitement comment brouiller les pistes en créant des sociétés-écrans et en ayant recours à des hommes de pailles. » Cela complique le suivi des flux financiers et rend les enquêtes longues et coûteuses.
En Valais, les faillites frauduleuses coûteraient ainsi chaque année plusieurs dizaines de millions de francs à la collectivité, notamment en créances impayées et en pertes pour les assurances sociales et les organismes publics.
Audio – Hervé Veuthey, lieutenant de police
Les entreprises disparaissent souvent aussi vite qu’elles sont créées, laissant derrière elles des dettes sociales et fiscales importantes. « Trop souvent, il est possible pour ces individus de relancer une nouvelle entreprise presque immédiatement après avoir laissé derrière eux des dettes et des victimes », déplore le lieutenant.
Vers une nouvelle législation pour lutter contre les abus
Face à cette problématique, le Parlement a adopté en 2022 la loi fédérale sur la lutte contre l’usage abusif de la faillite, qui entrera en vigueur en janvier 2025. Divisée en quatre grands axes, cette loi vise à combler les failles exploitées par les fraudeurs en série. Comme le souligne Sidney Kamerzin, conseiller national valaisan ayant participé à son élaboration, « le but est de rendre beaucoup plus difficile pour ces fraudeurs de créer une nouvelle société après avoir volontairement provoqué la faillite de leur précédente entreprise. »
L’un des changements majeurs est la possibilité pour les créanciers de droit public de requérir la faillite, un recours qui leur était jusqu’ici refusé, les limitant à la seule voie de saisie. De plus, la loi instaurera un meilleur lien entre le registre du commerce et le casier judiciaire, facilitant ainsi la transparence des informations sur les dirigeants condamnés. L’interdiction du transfert de sociétés vidées de leurs actifs, ainsi que la suppression de la possibilité pour les petites entreprises de se soustraire à l’examen de leurs comptes, figurent aussi parmi les mesures clés.
Kamerzin souligne cependant que cette loi doit être appliquée avec discernement afin de ne pas pénaliser la grande majorité d’entreprises qui respectent les règles.
Les mesures doivent être ciblées, car il ne faut pas décourager les entrepreneurs honnêtes tout en traquant plus efficacement les fraudeurs. Sidney Kamerzin, conseiller national valaisan (Centre)
Une loi jugée insuffisante par les acteurs du terrain, notamment à la Fédération vaudoise des entrepreneurs. « On a l’impression que la Suisse fait passer en second lieu les infractions de type économique, on nous répète souvent que plaie d’argent n’est pas mortelle », déplore David Equey, juriste à la FVE.
La liberté d’entreprendre est un pilier fondamental du système suisse, permettant à des milliers d’entreprises de voir le jour chaque année. Cependant, cette même liberté complique la lutte contre les fraudes, notamment les faillites abusives. Malgré les réformes législatives à venir, les abus continuent de proliférer en exploitant les failles du système. Faut-il accepter ces dérives comme un effet secondaire inévitable d’un modèle libéral qui valorise l’entrepreneuriat et l’innovation?
Texte: Marie-Lou Dumauthioz
Images: Marie-Lou Dumauthioz/24heures, Keystone (Alessandro della Valle, Gaetan Bally, Jean-Christophe Bott)
Vidéo: Marie-Lou Dumauthioz et Antoni Da Campo
Publié le jeudi 3 octobre 2024