À l’échelle nationale, 700’000 citoyens s’investissent toutes les semaines pour que les clubs sportifs suisses vivent et survivent. Le bénévolat est depuis toujours le rouage essentiel au fonctionnement du système sportif helvétique. Mais face aux exigences grandissantes du sport professionnel et à la diminution du nombre de bénévoles, cet équilibre pourrait être chamboulé.
Adrien Délèze
«Sans bénévole, aucun club de Suisse ne pourrait survivre.» Le constat d’Orland Moret, sociologue du sport, est froid et ne laisse aucune place à la nuance. Sans l’apport du bénévolat, le sport helvétique n’existerait tout simplement pas. L’immense majorité des entités sportives du pays reposent d’ailleurs l’entier de leur fonctionnement sur l’engagement bénévole. Un système qui a déjà – à de nombreuses reprises – démontré ses limites.
800’000 francs, un million, peut-être plus. Alors que les voix officielles du BBC Monthey et de la ligue chiffraient la dette du BBC Monthey à 120’000 francs, le curseur a subi des variations spectaculaires au printemps dernier. Le montant exact de la dette du club? Seules quelques personnes peuvent le chiffrer et elles s’en garderont volontiers. Sauvé de la faillite grâce à l’investissement extraordinaire d’un cercle restreint de fidèles, le club de basket chablaisien a entamé sa nouvelle vie durant l’été. Et tout a été organisé pour que la version 2018-2019 du fraîchement nommé BBC Monthey-Chablais ne retrouve jamais les enfers d’où il vient de s’extirper.
J’ai consacré en moyenne quatre heures quotidiennes de mon temps au basket. Des heures prises sur mon temps de vie, pas sur mon temps de travail. Christophe Grau, ancien président du BBC Monthey
Mais malgré l’arrivée d’une nouvelle équipe dirigeante à sa tête, la structure du BBC est restée la même et repose entièrement sur l’engagement bénévole – un comité composé de 8 membres qui chapeaute une équipe de 60 personnes. Soit la structure qui a failli mener le club montheysan a sa perte il y a quelques mois de cela. Le comité actuel ne fait pas pour autant un déni du passé récent du club, il choisit tout simplement un modèle «que l’écrasante majorité des clubs de basket et des clubs sportifs à travers le pays utilisent aujourd’hui», affirme Orland Moret, sociologue du sport.
VIDEO: Orland Moret: « En Suisse 85% des tâches effectuées au sein des clubs sportifs sont réalisées par des bénévoles »
Un engagement chronophage et énergivore
Les bénévoles sont donc «la pierre angulaire» du sport helvétique. Mais l’équilibre sur lequel celle-ci repose demeure des plus fragiles. «Le problème des clubs de basket suisses, c’est qu’ils sont trop petits pour être professionnels mais trop grands pour être amateurs.» Par cette phrase, Philippe de Gottraux, président de Fribourg Olympic, pose le cadre du mal qui ronge son sport. Des budgets allant de 500’000.- francs à 1,5 million – pour le volet masculin –, gérés dans la majorité des cas par des femmes et des hommes qui sont les premiers bénévoles de leur club.
Christophe Grau, désormais ex-président du BBC Monthey, faisait partie de ses personnes qui, animées par la passion du sport, ont décidé de reprendre les rênes d’une organisation professionnelle. C’était il y a dix ans. «J’ai consacré en moyenne quatre heures quotidiennes de mon temps au basket durant cette période, souligne-t-il. Des heures prises sur mon temps de vie, pas sur mon temps de travail.» Car à côté de ses engagements de dirigeant, le Montheysan a continué de gérer une entreprise à temps plein. Des fonctions cumulées qui ont démontré certaines limites lorsque l’ardoise du club chablaisien a pris l’ascenseur, à mesure que son président s’enfonçait dans l’isolement.
AUDIO: Christophe Grau: « Un jour quelqu’un part et vous ne trouvez pas la nouvelle personne pour le remplacer. »
Christophe Grau se remémore avec douleur cet engagement présidentiel «qu’il ne regrette pas, mais qui a fini par le couper de sa famille et de la réalité.» Isolé et submergé par les engagements, l’entrepreneur chablaisien, s’est peu à peu détaché de son club et de sa fonction, en laissant le navire «BBC Monthey» foncer vers l’iceberg de la faillite.
Si ses ambitions personnelles pour le club chablaisien étaient démesurées – la dette a été en partie creusée lors de la saison 2016-2017 où les Montheysans ont remporté le championnat – Christophe Grau a également été victime de la diminution de l’engagement bénévole autour de lui. Et cette problématique peut être étendue à l’échelle nationale, tout sport confondu. «Des études démontrent que les clubs rencontrent des problèmes dans le recrutement des bénévoles dans toute la Suisse, souligne Orland Moret, sociologue du sport. Le nombre de personnes engagées n’a pas forcément diminué, ce sont plutôt les besoins des clubs qui ont augmenté.»
Investir dans la structure au détriment du sportif?
Face à cette problématique certains clubs de basket masculin ont fait un premier pas vers la professionnalisation de leur structure. À Fribourg, l’Olympic s’appuie depuis plusieurs années sur une structure mixte. Le champion de Suisse en titre emploie un responsable administratif et une secrétaire depuis une bonne poignée d’années. «Ce sont des postes juste en dessous du mi-temps, confie Philippe de Gottraux, président du club. Mais nous avons fait le choix et eu la chance de mettre en place cette professionnalisation.»
Je suis d’avis que dans un club la tête est plus importante que les jambes. Philippe De Gottrau, président de Fribourg Olympic
La gestion de Fribourg Olympic est d’ailleurs vantée d’un bout à l’autre du pays. Mais l’organisation fribourgeoise peut également compter sur un budget supérieur à celui du BBC Monthey-Chablais – environ 800’000 pour les Chablaisiens et 1,2 million pour le leader du championnat. «Engager une personne supplémentaire au niveau de l’administratif aurait impliqué forcément des répercussions au niveau sportif», souligne Christophe Grau. Une vision que son homologue d’outre Sarine est loin de partager. «Bien sûr, c’est autant d’argent que l’on ne met pas sur un joueur, mais je suis d’avis que la tête est plus importante que les jambes.» Pour pérenniser l’Olympic et son Académie, les dirigeants fribourgeois ont donc décidé d’abandonner partiellement le bénévolat pur et dur.
Une décision saluée par SwissBasketball (SB), l’organe faîtier du basketball suisse qui souhaite mettre un accent très fort sur la professionnalisation des structures pour les saisons à venir. À l’heure actuelle, sur les 20 clubs – 12 masculins et 8 féminins – que compte la plus haute catégorie de jeu du pays, seuls 20% d’entre eux ont fait un pas dans cette direction. Un chiffre que les instances dirigeantes du basket helvétique espèrent «drastiquement augmenter» selon les dires Giancarlo Sergi, président de SwissBasketball.
AUDIO: Giancarlo Sergi: « Les clubs sont de véritables PME qui ne peuvent pas être gérées uniquement par des bénévoles. »
Tous les clubs de ligue nationale sont-ils cependant prêts et capables d’entamer le virage du professionnalisme? Pas sûr. «Ce qui me gêne c’est qu’une fédération nationale doit être là pour aider les clubs, pas pour les enterrer sous les directives, réplique Christophe Grau, ancien président du BBC Monthey. Vouloir régater avec le football ou le hockey est un rêve. Le basket n’en a pas les moyens, il faut donc adapter les exigences.» Adapter les exigences ou s’adapter aux exigences, c’est dans ce désaccord que semble résider le nœud du problème.
Une variante crédible à la professionnalisation
Certains clubs semblent toutefois être parvenus à trouver une voie intermédiaire: s’appuyer sur ce que l’on pourrait appeler «des bénévoles professionnalisés.» Comprenez par là des dirigeants bénévoles qui mettent leurs compétences professionnelles au service d’un des organes de l’entité sportive. Et c’est cette fois-ci au tour du club d’Union Neuchâtel d’être cité en exemple. Le club neuchâtelois s’appuie sur un comité formé de banquiers, d’avocats et d’entrepreneurs actifs dans le domaine de la communication; chacun occupant, au sein de l’organe dirigeant d’Union, un poste en lien avec son activité professionnelle.
«C’est une des variantes les plus crédibles pour maintenir des structures de qualité, sans péjorer le volet sportif des clubs», affirme Giancarlo Sergi, président de SwissBasketball. Car c’est bien de cette tension entre ambitions sportives et qualité des structures que naissent les hésitations des clubs à se lancer pleinement dans la professionnalisation des équipes dirigeantes. Cette tension, André Prébandier, membre du comité d’Union Neuchâtel, l’expérimente au quotidien.
AUDIO: André Prébandier: « Il faut pouvoir augmenter son budget général pour ne pas devoir diminuer la masse salariale des joueurs. »
Les limites d’une gestion «100%» bénévole peuvent donc être évitées, à condition que les clubs soient prêts à investir dans leur structure sur le long terme et ne se concentrent pas uniquement sur une vision sportive à court terme.
Se lancer dans la rémunération systématique des bénévoles sonnerait le glas de nombreux clubs en Suisse. Orland Moret, sociologue du sport
La gratification symbolique, barrière contre l’érosion du bénévolat
Reste cependant une question encore plus préoccupante pour le basket et le sport suisse en général: comment maintenir l’engagement bénévole dans les sphères «inférieures» des clubs? En effet, les personnes prêtes à s’investir en tant que «cheville ouvrière» peinent à se mettre au service des clubs de manière régulière. «Dans une société du zapping, la multiplication des investissements rend le recrutement des bénévoles de plus en plus compliqué, estime Orland Moret, sociologue du sport. Toutefois, se lancer dans la rémunération systématique de ces personnes sonnerait le glas de nombreuses entités sportives.»
Heureusement, la plupart des bénévoles carburent à la «gratification symbolique»; c’est-à-dire aux avantages obtenus grâce à la proximité qu’ils entretiennent avec l’équipe qu’ils supportent. «Ce sont souvent les premiers fans des clubs, des personnes qui s’identifient à la structure dans laquelle ils œuvrent, poursuit Orland Moret. Leur récompense se trouve dans la proximité qu’ils entretiennent avec les joueurs et les sphères dirigeantes.» Soigner ce rapport privilégié entre membres du club et bénévoles demeure donc la meilleure approche pour s’éviter un nivellement par le bas du nombre de personnes prêtes à s’engager.
Cet impératif, la nouvelle équipe dirigeante du BBC Troistorrents – qui évolue en LNA féminine – l’a très rapidement saisi. En s’appuyant sur le glorieux passé du basket dans la région, le président du club, Jean-Michel Rouiller a cherché à instaurer un esprit «familial» qui garantisse la pérennité de l’engagement bénévole pour son club.
VIDEO: Jean-Michel Rouiller: « Il faut que les gens aient du plaisir à travailler avec nous. »
En maintenant cette proximité avec les membres de son club, le BBC Troistorrents maintient leur engagement match après match, saison après saison. Paradoxalement, les Chorgues ont fait de leur positionnement géographique excentré un atout pour créer et soigner le contact privilégié que la direction du club entretient avec ses bénévoles.
Car si le modèle des équipes dirigeantes s’appuyant uniquement sur le bénévolat semble éculé, les clubs n’auraient en aucun cas la force financière pour rémunérer l’ensemble de leurs bénévoles. Pour ne pas que l’entier du système sportif helvétique ne se grippe, chaque équipe – de l’élite nationale au tréfonds des ligues amateurs – doit apprendre à chérir ses bénévoles. Des bénévoles sans qui, le modèle sportif suisse perdrait sa tête, ses jambes et son âme.
© Photos: Keystone, Héloïse Maret et Christian Hofmann (Le Nouvelliste) / Vidéos et sons: Adrien Délèze