Face à l’offensive de plus en plus agressive des plateformes de contenu digital, les salles de cinéma «traditionnelles» souffrent. Certaines tirent leur épingle du jeu.
14 mai 2019, une quarantaine de cinéphiles se pressent au Ciné 17 à Genève. Ce cinéma indépendant, géré par la PME proCITEL, tout comme le Cinérama Empire, va vivre une soirée exceptionnelle : la diffusion en simultané du film d’ouverture du Festival de Cannes, The Dead Don’t Die, de l’Américain Jim Jarmush. En effet, à un peu moins de cinq cents kilomètres de là, sur La Croisette, la 72e édition du Festival débute. Cette expérience de diffusion simultanée dans quelques dizaines de cinémas européens est une première pour Cannes et une bonne occasion de vivre le plus grand festival cinéma du monde sans (trop) bouger de chez soi.
Ce genre d’événements rares pourrait être une des solutions pour les cinémas traditionnels face à la guerre du streaming. Car la situation actuelle s’apparente à un champ de bataille : Netflix, leader du marché, possède plus de 151 millions de comptes actifs dans le monde, sans compter l’arrivée imminente d’autres mastodontes comme le projet de la Warner et surtout de Disney+, prévu pour la fin d’année.
L’entreprise de Mickey aurait investi environ 16 milliards de dollars dans sa plateforme rien qu’en 2019, selon certains experts financiers. Ils proposeront leur service à bas prix. Cela devrait contenter notamment les familles, grâce à une plateforme accessible à tous. Un poids certain dans la concurrence féroce qui oppose salles obscures et plateformes de streaming.
D’autant que la baisse de fréquentation est réelle en Suisse. En 2018, une diminution d’environ 13% a été constatée sur le nombre d’entrées en salles obscures. Même si une partie peut être due à un été particulièrement beau et à la Coupe du Monde de football, cela n’explique pas tout. D’ailleurs, la baisse de fréquentation est un phénomène qui dure depuis quelques années.
1. Les cinémas se réinventent
Pour faire face à cette concurrence grandissante, les cinémas doivent repenser leur offre. Cela peut passer par le choix des films, de la version projetée, ou de la plus-value de la salle. C’est le cas du Ciné 17 et du Cinérama, deux salles indépendantes à Genève et gérées par proCITEL et son administrateur-président Didier Zuchuat. Malgré l’absence de subvention et avec des prix dans la moyenne supérieure, cela n’empêche pas la part de marché de ces deux établissements d’augmenter depuis leur réouverture – le Ciné 17 en 2010 et le Cinérama en 2015. La preuve d’un positionnement réussi : chaque cinéma vise sa clientèle et tente de trouver le bon film pour le bon public.
Didier Zuchuat a une stratégie payante pour ses cinémas
Le résultat est là : 25% d’entrées supplémentaires pour le Ciné 17 en 2018 et 35% de plus pour le Cinérama ! Deux lieux, deux publics, deux ambiances. Pour le Ciné 17, il s’agit d’un positionnement haut de gamme : 81 sièges tout confort et inclinables avec la présence de petites tables individuelles pour y poser sa boisson, installations de qualité, programmation variée, champagne. Le public semble apprécier. «Ce cinéma vise essentiellement les films en langue originale et fédère notamment les anglophones de la Genève internationale», précise Didier Zuchuat.
Preuve de réussite
Du côté du Cinérama, ancienne enseigne de cinéma pour adultes et une des plus grandes salles de la ville, le positionnement est différent : «On s’y autorise des grands films, mais également des rediffusions, des films d’art et d’essai ou même des exclusivités francophones comme le fameux Roma», explique Didier Zuchuat. Roma du Mexicain Alfonso Cuaron, Lion d’Or à Venise l’an dernier, est justement une exclusivité… Netflix.
Le Cinérama avait fait beaucoup de bruit en le programmant en exclusivité francophone avant sa sortie sur la plateforme. Malgré sa présence sur les deux canaux de diffusion, cette sortie correspond aux meilleurs résultats de la salle depuis sa rénovation en 2015. Il faut cependant savoir que ce film n’était, à la base, pas une impulsion de la plateforme américaine, mais de la société de production Participant Media.
Didier Zuchuat explique comment Roma a été diffusé au Cinérama
Autre aspect du Cinérama qui lui permet de rentrer dans ses frais : l’automatisation de la salle. Un système centralisé qui permet de contrôler à distance l’éclairage ou les rideaux, alors que les films sont lancés automatiquement. Cela permet de réduire les charges du personnel et donc de ne pas être trop impacté par une faible fréquentation. Par ailleurs, la situation financière de proCITEL semble sereine. Didier Zuchuat nous confirme qu’un projet de six nouvelles salles dans le nouveau centre d’achats de Confédération Centre serait en route.
2. Des projets participatifs
D’autres salles ont fait un pari différent : celui de faire participer les cinéphiles de la région à leurs activités. Un exemple au cinéma Rex d’Aubonne avec le programme « Passe Ton Film ». Un mardi soir par mois, la salle diffuse un film choisi par un spectateur. Si un comité se charge de trancher parmi les propositions, de mettre à disposition la salle et la copie du film – avec droits de diffusion – l’heureux élu s’occupera en contrepartie de la publicité autour de la soirée. «La salle offre quelque chose d’unique et reste le meilleur moyen de s’immerger dans un film», affirme Patrick Dentan, programmateur de quatre salles en Suisse romande, dont le Rex d’Aubonne. « Les spectateurs doivent cependant voir la plus-value d’une salle : un invité, la qualité de son installation, ou justement des événements spéciaux». Comme dans son salon, avec le film de son choix et ses amis. Une stratégie qui permet également de rassembler les cinéphiles locaux derrière leur salle.
«La salle reste le meilleur moyen de s’immerger dans un film. Les spectateurs doivent cependant voir la plus-value d’une salle : un invité, la qualité de son installation…»
Patrick Dentan, programmateur de quatre salles dans le canton de Vaud
Pour d’autres, c’est le format associatif qui a permis la survie de la salle. Comme pour le Sirius à Châtel-Saint-Denis, qui fête cette année son vingtième anniversaire et qui tourne grâce à une équipe de bénévoles. «Je pense que toute la faute ne revient pas au streaming, il y a également une baisse de la qualité des films et moins se démarquent, analyse Olivier Khatanassian, membre de l’équipe du Sirius. Nous avons la chance d’être soutenus par la Commune et nous sommes bénévoles. Cela nous permet d’être moins regardants sur le profit.»
C’est également le cas pour le CityClub de Pully. Cette salle survit en grande partie grâce à son modèle associatif, mis en place il y a soixante ans. Une cinquantaine de bénévoles permettent en effet de tenir ce projet qui dispose d’un budget annuel de 400’000 francs. Il est notamment financé par les trois cents membres cotisants de l’association.
D’autres encore, et cela semble désormais être une solution de plus en plus répandue, optent pour les séances à valeur ajoutée : des projections agrémentées, par exemple, de la venue du réalisateur, ou la présence d’un spécialiste qui pourra analyser l’œuvre en question. Des rendez-vous appréciés, pour aller au-delà des images.
3. Le streaming, vraie concurrence ?
Il ne faudrait donc pas enterrer toutes les salles trop vite. Car, même si d’autres marchés européens subissent des baisses de fréquentation d’une année sur l’autre – comme en France –, ces chiffres sont à relativiser avec des entrées toujours importantes. Dans l’Hexagone, un peu plus de 200 millions de tickets ont été vendus en 2018. « Ce n’est pas un phénomène global, explique Emmanuel Cuénod, directeur du Festival du film de Genève (GIFF). On crie peut-être vite au loup… Souvenez-vous des réactions lors de la sortie des livres de poche, ou des DVD !» Mireille Berton, maîtresse d’enseignement en cinéma à l’Université de Lausanne (UNIL) abonde dans son sens : « Il faut se garder d’interpréter le phénomène en termes de crise car on assiste plutôt à une diversification des types de loisirs. Complémentaires et non rivaux. »
Une valeur a cependant bien évolué avec l’essor de ces plateformes : le mode de consommation du produit cinéma. Netflix et consors doivent en effet alimenter en permanence leur vidéothèque pour garder leurs clients, tout en proposant du contenu distrayant. Mais, pour Lionel Baier, réalisateur et directeur du département cinéma de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), cette situation n’est pas vraiment nouvelle : « Même avant ces diffuseurs, le côté entertainment a toujours existé. Ce qui change désormais, c’est la grande offre dont nous disposons à la maison. Mais, selon moi, il y aura un contrecoup dans le futur : le besoin de ressortir, de retrouver le plaisir de la salle. » Un sentiment partagé par Claude Ruey, président de ProCinema, l’association faîtière des exploitants de salles et des distributeurs suisses. Même si le futur reste incertain, le besoin de socialisation pourrait servir les salles obscures.
Claude Ruey : « Nous ne sommes probablement pas au bout de la possibilité d’aller dans une salle de cinéma»
Le rôle de la jeunesse
Pour autant, certains s’inquiètent de la perte d’intérêt de la jeune génération pour les salles – au profit d’autres supports – ce qui pourrait leur porter atteinte à l’avenir. Patrick Dentan, programmateur : « C’est davantage la cinéphilie que les salles qui est en danger. Avec ces nouvelles manières de consommer en ligne, sur notre téléphone, on perd le côté “œuvre artistique”. Fera-t-on encore la différence dans dix ans entre un téléfilm, une longue publicité ou une série ? » La spécialiste de l’UNIL, Mireille Berton nuance : « Voir un film au cinéma ou sur son téléphone portable, cela n’est pas comparable et les diffuseurs en sont bien conscients.» La diffusion de Roma à Genève en est une nouvelle preuve.
«Voir un film au cinéma ou sur son téléphone portable, cela n’est pas comparable et les diffuseurs en sont bien conscients.»
Mireille Berton, spécialiste du cinéma à l’Université de Lausanne
Une certitude toutefois, le milieu du cinéma se rend compte qu’une évolution est en route : « La désacralisation de la salle est réelle. Les spectateurs ont compris qu’ils pouvaient aussi avoir des émotions fortes devant une œuvre, même sur un petit écran, analyse Emmanuel Cuénod. Et pourtant, les jeunes sont au rendez-vous du GIFF. La tranche des 18-35 ans représente plus de la moitié de notre public ! »
Des outils pour la relève
Quant à la nouvelle génération de talents du cinéma, cinéphiles ou réalisateurs, elle peut se réjouir de l’avènement du numérique pour se construire une culture cinématographique plus développée. « C’est désormais impensable pour un étudiant de l’ECAL de ne pas avoir vu des classiques, constate Lionel Baier, directeur de la section cinéma de l’école cantonale. Auparavant, il était difficile de trouver certains films, désormais tout est en ligne. Cela permet aussi d’avoir une plus grande connaissance du septième art. »
Concernant le cinéma dit « traditionnel », des projets concrets voient le jour afin de pérenniser certaines salles obscures. Notamment à Lausanne où la Ville possède la mythique salle du Capitole et vise une rénovation complète d’ici à quelques années. Le but ? Faire de la plus grande salle de Suisse une Maison du Cinéma avec comme objectifs de rénover la salle principale, construire une seconde plus petite, un café, une médiathèque.
Du côté des autorités suisses, on prend la concurrence du streaming au sérieux et on envisage des mesures. Dans sa présentation, en mai dernier, des axes de la politique culturelle du pays, le conseiller fédéral Alain Berset, en charge du dossier, a exposé son souhait que ces plateformes digitales investissent au moins 4% de leurs recettes brutes dans le cinéma suisse. Dans le cas contraire, elles devraient payer une taxe. Elles devraient également se soumettre à proposer un tiers de productions européennes dans leur catalogue. A quand House of Cards sous la Coupole fédérale ?
Texte et multimédia : Robin Jaunin
Photos : Graphicstock, Keystone-ATS