Antisémitisme, homophobie, contre-vérités scientifiques: tout se trouve sur les réseaux sociaux. En Suisse romande, les plus jeunes ne sont pas plus à l’abri qu’ailleurs. Un danger qui menace l’esprit critique et l’intérêt des jeunes pour la citoyenneté.
Mercredi après-midi, à la sortie des classes, sur la rive gauche genevoise. Un groupe de jeunes ados s’engage joyeusement dans les Rues-Basses. Ils parlent et ils marchent, tout en scrollant sur leurs écrans de portable. Leur vie, c’est un peu ici, au pied de la Fontaine de Bel-Air, et un peu aussi sur les applis. Pour la Génération Z, née à l’ère du tout digital, le portail vidéo chinois TikTok est aujourd’hui un incontournable. En Suisse, 34% des utilisateurs ont moins de 18 ans. Pourtant, les dangers de la plateforme, comme l’hypersexualisation, le racisme ou encore les discours de haine ne cessent de faire la une. Qu’en est-il des théories du complot et des contre-vérités scientifiques ? Entre tabou, ignorance, amusement et croyance, ces vérités alternatives sont différemment perçues par les jeunes.
Il y a une énorme communauté qui croit dur comme fer aux théories du complot Marianne, 19 ans
Il y a tout d’abord ceux qui connaissent l’existence de ces contenus et savent comment les distinguer sur le petit écran. C’est le cas de Thomas*, 14 ans, qui évoque les publications affirmant que la Terre est plate. Sinon, il trouve qu’il y a surtout « beaucoup d’humour » sur TikTok. Son ami, plus discret, glisse: « On ne peut pas dire que ça n’existe pas; en fait ça dépend de ce que tu likes… », avant de rajouter « sur Telegram il y a des contenus très violents, j’y vais pas. »
Mirko, 18 ans, a adhéré plus jeune aux théories du complot. Aujourd’hui, il en parle en toute décontraction; il préside même le Parlement des jeunes d’une commune genevoise.
AUDIO: Mirko, 18 ans – « J’ai été intéressé par les théories du complot par curiosité. »
Mais l’âge n’explique pas toujours le niveau de crédulité des jeunes. Karim, 13 ans et Inès, 19 ans, ne démentent pas l’existence des Illuminati, ce groupe secret datant du XIXe siècle qui manipulerait encore aujourd’hui le monde.
AUDIO: Karim, 13 ans – « Tout peut arriver dans le monde. »
AUDIO: Inès, 19 ans – « Les gens comme nous, on ne va jamais savoir la vérité. »
Pour Marianne, 19 ans, c’est une question d’ignorance. Les « victimes » des théories du complot sont des personnes qui ne cherchent pas à se renseigner.
AUDIO: Marianne, 19 ans – « Il y a une énorme communauté qui croit dur comme fer aux théories du complot. »
Enfin, aux abords de Rive, Baptiste, 17 ans, évoque les « antivax » et le complot juif: il est plusieurs fois tombé par hasard sur des vidéos qui expliquent que « les Rothschild veulent gouverner le monde ». Originaire du ghetto juif de Francfort, la famille Rothschild a fait fortune dans la finance. Depuis la moitié du XIXe siècle, la théorie complotiste anti-Rothschild soutient que cette famille gouverne secrètement l’économie mondiale.
Un langage codé pour échapper aux filtres
Comment Baptiste a-t-il pu « tomber par hasard » sur ces vidéos ? Sur TikTok, si l’on effectue une recherche sur les théories du complot juif avec des termes explicites, la plateforme nous suggère un lien vers une page pédagogique sur l’Holocauste, conçue par l’UNESCO et le Congrès juif mondial. Mais l’opération de filtrage se révèle insuffisante, car les créateurs de vidéos antisémites utilisent un langage codé.
L’antisémitisme, il faut le voir comme une masse polymorphe Johanne Gurfinkiel, secrétaire général, CICAD
Un manga japonais, otage de la complosphère
A Genève, la Coordination inter-communautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), connaît bien l’astuce. « L’antisémitisme, il faut le voir comme une masse polymorphe, c’est pour cela que nous avons commencé à faire un glossaire avec les termes nouveaux », explique Johanne Gurfinkiel, secrétaire général. Parmi eux, il cite les « dragons célestes », une appellation récente pour désigner les Juifs dans la complosphère. La référence a directement été tirée du célèbre manga One Piece, où les « dragons célestes » sont des personnages ultra-riches et privilégiés.
Descendants des fondateurs du Gouvernement, ils ont une haute estime d’eux-mêmes. Ils sont reconnaissables au casque en forme de bulle qu’ils portent sur la tête pour respirer leur propre air. Composé d’une centaine de tomes, le manga culte One Piece a été adapté sous forme de série télévisée par Netflix. La première saison est disponible sur la plateforme depuis septembre.
AUDIO: Des Illuminati au complot juif – Johanne Gurfinkiel, secrétaire général, Coordination inter-communautaire contre l’antisémitisme et la diffamation
Début janvier, le magazine Rolling Stone a relayé une expérience démontrant qu’en septante-cinq minutes et sans le chercher, un nouvel utilisateur peut être dirigé sur un contenu nazi. La faute à l’algorithme de TikTok ? Mais n’est-ce pas justement le propre d’un algorithme que de répondre à une stratégie établie par l’humain ? Le 20 janvier, le magazine Forbes, révélait ainsi que des employés de TikTok intervenaient manuellement pour booster des vidéos dans la rubrique « Pour toi ». La méthode s’appelle le heating (chauffage), et c’est peut-être bien ce qui est arrivé à Baptiste.
TABLEAU: Les plateformes sociales favorites des 16-25 ans
L’influence décisive des proches
Ce témoignage est sidérant. A 13 ans, Loïc reçoit régulièrement des contenus complotistes de son oncle. Pour « former son esprit critique », lui dit-il. Ici, un tweet avec une image représentant une composition de l’équipe de football de la Corée du Sud au Mondial 2022, qui prend la forme de l’étoile de David. Là, une vidéo TikTok sur la prétendue judéité cachée de l’homme d’État turc, Mustafa Kemal Atatürk, puis une autre du polémiste franco-suisse Alain Soral. Une fois les contenus téléchargés, l’oncle les envoie à son neveu via la messagerie WhatsApp.
DIAPORAMA: La nébuleuse complotiste de Loïc
Le récit de Loïc corrobore les observations de terrain de l’anthropologue vaudoise, Sybille Rouiller. « Chez certains jeunes, les discours problématiques, comme par exemple les propos antisémites, sont en premier lieu transmis par l’entourage (la famille, les amis), puis nourris par des contenus trouvés sur internet, notamment dans des réseaux d’extrême droite », explique-t-elle.
Dans sa thèse parue en 2022, la chercheuse a analysé les différentes attitudes des jeunes face au complotisme, en France et en Suisse. Elle a identifié trois types de discours: « convictionnel » (les convictions idéologiques préexistent), « critique » (volonté d’éprouver son esprit critique), et celui « ludique ». Les jeunes ne sont donc pas pareillement perméables face aux théories du complot.
Des enseignants peu outillés
Avec le règne « tout-puissant » des réseaux sociaux, les théories du complot et autres contre-vérités scientifiques sont servies aux mineurs, 24 heures sur 24. Malgré l’interdiction des plateformes de créer un compte avant l’âge de 13 ans, l’âge moyen des premiers utilisateurs serait de 8 ans et demie. Le 7 juillet 2023, la France a voté une loi instaurant une majorité numérique à l’âge de 15 ans pour s’inscrire sur les réseaux sociaux. Cette loi prévoit également l’obligation d’une solution technique mise en place par les plateformes pour vérifier l’âge des utilisateurs et l’autorisation parentale.
En Suisse, près de 55% des jeunes s’informerait via les réseaux sociaux. Mais comment un jeune pourrait-il se faire une opinion critique sur un événement qui relève de la géopolitique et des relations internationales ? Quid du rôle de l’éducation ? « Le complotisme est une véritable menace pour la démocratie, comme on l’a vu aux USA et au Brésil récemment. Une façon de lutter serait d’en parler dans les écoles, et de ne pas oublier de développer l’esprit critique des élèves », soutient Pascal Wagner-Egger, enseignant-chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg.
Les théories du complot ne sont pas qu’un problème de biais cognitifs et de crédulité face aux fake news: c’est aussi une affaire sociale, politique et émotionnelle Sybille Rouiller, anthropologue
Des chercheurs en sciences sociales divisés
Les jeunes, la désinformation et les violences sur internet: l’enjeu est aujourd’hui public et les chercheurs en sciences sociales tentent d’apporter leurs solutions. Côté décryptage, deux camps s’éprouvent: l’approche cognitive, qui compare l’adhésion des jeunes aux théories du complot avec une forme de « croyance », et celle qui préfère lui attribuer le caractère rationnel d’une « critique réelle ». « Les théories du complot ne sont pas qu’un problème de biais cognitifs et de crédulité face aux fake news: c’est aussi une affaire sociale, politique et émotionnelle », soutient Sybille Rouiller, qui endosse aussi la casquette d’enseignante à la Haute école pédagogique du canton de Vaud.
Pour Florian Cova, professeur-assistant de philosophie à l’Université de Genève et membre du Centre Interfacultaire en Sciences Affectives (CISA), parler des théories du complot en classe pourrait aussi être contre-productif.
VIDEO – Florian Cova, professeur-assistant de philosophie à l’Université de Genève: “ On a pas vraiment d’idée là-dessus.”
Les écoles romandes à la traîne
Aujourd’hui, rien d’officiel n’est prévu dans le Plan d’Etude Romand (PER). « Il faudrait un cours d’éducation aux médias dès le secondaire 1 ! », s’exclame Pierre Jaquet, enseignant d’histoire au gymnase de Nyon, aujourd’hui retraité. En 2016, il a mis en place le premier cours sur les complots et les théories du complot, dans le cadre de l’option complémentaire de fin de baccalauréat. « A l’époque, quelques étudiants se questionnaient sur l’effondrement des tours du World Trade Center… ils étaient demandeurs et je voulais les aider à construire leur propre discours historique. »
Pour l’enseignante et responsable pédagogique pour la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA Genève), Carole Fumeaux, il manque une formation dédiée aux enseignants pour la prévention des discriminations et des théories du complot.
VIDEO – Carole Fumeaux, enseignante: “Les départements de l’instruction publique refusent systématiquement que ces formations soient obligatoires.”
Aujourd’hui, les défis de l’éducation au numérique non technique concernent autant la formation des élèves que celle des enseignants. Février 2023, un crédit d’investissement a été approuvé par le Grand conseil genevois pour consolider l’éducation non technique au numérique, et la prévention des risques liés aux nouvelles cultures digitales. Affaire à suivre.
Sondages: gare au profilage!
D’après un sondage de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), publié en janvier 2023, plus d’un jeune sur quatre (26%) estimerait que le massacre de civils à Boutcha en 2022 était une mise en scène des autorités ukrainiennes. Du côté des soixante-cinq ans et plus, ils seraient deux fois moins (11%) à adhérer au récit pro-russe. Cette enquête d’opinion, intitulée « Génération TikTok, Génération “toctoc”? Enquête sur la mésinformation des jeunes et leur rapport à la science et au paranormal à l’heure des réseaux sociaux » a dévoilé des résultats alarmistes, passablement relayés par la presse francophone.
L’usage du mot « toctoc » dans son titre pour qualifier la jeune génération montre que cette enquête porte un regard plus méprisant que pédagogique Sybille Rouiller, anthropologue
Conclusion de ce sondage: les jeunes sont particulièrement irrationnels; en cause, les réseaux sociaux. Il en résulte également que les jeunes musulmans français sont les plus perméables aux théories du complot et aux contre-vérités scientifiques. Pour la chercheuse Sybille Rouiller, la méthodologie à la base de ce sondage, est viciée: « L’usage du mot « toctoc » dans son titre pour qualifier la jeune génération montre que cette enquête porte un regard plus méprisant que pédagogique. » Elle a repéré plusieurs biais méthodologiques et idéologiques. Par exemple, l’enquêté ne peut pas répondre par « je ne sais pas ». Il n’est pas non plus invité à indiquer sa connaissance préalable de l’énoncé et peut donc avoir un jugement spontané. Les catégorisations religieuses posent également problème, qui sont réduites à l’islam et au christianisme.
IMAGE: Dans le sondage de l’IFOP, la catégorisation religieuse des élèves est limitée au christianisme, à l’islam et à l’athéisme.
Détail du sondage – Ici, il est question du profil des jeunes pour qui « Il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école. » / ©IFOP
Comment les théories du complot imprègnent la jeunesse romande: l’enjeu est autant privé que public. Aujourd’hui, les jeunes s’investissent volontiers dans les réseaux sociaux en produisant, partageant et en commentant des contenus. Instagram, TikTok, Twitter, Facebook ou Snapchat, sont autant de lieux « virtuels » de sociabilité qui prennent une place importante dans le quotidien des jeunes, de la maison à l’école. Or, les contenus qui relayent théories du complot, contre-vérités scientifiques et idéologies haineuses sont principalement conçues par des adultes.
Si les plateformes ont un rôle à jouer en matière de filtrage des contenus et d’accessibilité des jeunes, l’école ne peut pas fermer les yeux face aux nouvelles problématiques de l’univers numérique. Quitte à rater le coche de l’éducation citoyenne.
* Tous les prénoms des jeunes interviewé-e-s ont été modifiés.
Texte et multimédia: Jessica Da Silva Villacastin
Photo: Jessica Da Silva Villacastin/ Keystone ATS/ AP Chinatopix
CFJM, septembre 2023