Malgré la scolarité, plus d’un Suisse sur dix rencontre des difficultés quotidiennes en lecture et en écriture. Les astuces pour survivre se réduisent face à l’avancée du numérique. Mais la Confédération et les associations d’aide y voient aussi des opportunités, qui seront développées dans un mois lors d’un colloque national.
Geoffroy∗ nous reçoit dans son salon, dans un petit village du Jura bernois, la région où il a grandi. Pour des raisons professionnelles, il souhaite rester anonyme : même ses soeurs ne savent pas qu’à 38 ans, il éprouve de grandes difficultés à écrire. Pourtant, Geoffroy occupe un poste à responsabilité dans l’industrie, il a été sertisseur et mécanicien. La montre qui brille à son poignet, la table qui porte les tasses de thé, le lit des enfants : « c’est lui qui les a fabriqués » nous glisse sa femme, Stéphanie. « C’est le genre de personne qui réussit tout ce qu’elle entreprend », sourit-elle, émue par le témoignage de son mari.
J’ai refusé d’être conseiller municipal car j’avais trop peur de devoir écrire
Geoffroy est suisse, a grandi en Suisse et a suivi toute sa scolarité obligatoire mais éprouve des difficultés à comprendre ou rédiger un texte simple. Une situation qu’il explique par le décrochage vécu à l’école lorsqu’il a dû redoubler sa huitième année. Le désintérêt s’est mué en blocage au niveau de l’écriture : « j’étais au fond de la classe, bon en math, et je m’en suis tiré avec un 3,5 en orthographe. » Ensuite, il a développé des stratégies : fuir l’écrit autant que possible, reprendre des phrases types quand c’est inévitable, et faire tous ses échanges par téléphone. « Au boulot, lorsqu’il faut prendre des notes, je fais même exprès d’écrire encore pire que d’habitude, pour que personne ne puisse me relire. »
L’école, ce n’était pas la joie non plus pour Dorice, d’origine mauricienne et qui vit en Suisse depuis trente ans. Cette ancienne responsable d’animation dans un EMS multipliait les prétextes pour que ses collègues ne remarquent pas ses difficultés :
AUDIO – Dorice, ambassadrice et participante des cours Lire et Ecrire
Combien d’autres sont-ils à être confrontés aux mêmes difficultés ? Impossible à dire avec précision : en Suisse, la dernière étude date de 2003 et aucune statistique nouvelle n’a été réalisée depuis. Un vide que dénonce la Fédération Lire et Ecrire, qui clame le besoin urgent de données fraîches. Se basant sur ces chiffres obsolètes, ceux de pays comparables et sur ses propres observations, l’organisation estime qu’entre 13 et 19 % de la population est concerné.
Selon sa définition, l’illettrisme désigne la situation d’adultes scolarisés qui ne maîtrisent pas ou qu’insuffisamment la lecture, l’écriture et le calcul. Plutôt que d’illettrés, un terme stigmatisant et qui reflète mal la diversité des niveaux de connaissance, les experts préfèrent parler de personnes à faible littératie. Concrètement, celles-ci ne parviennent pas à lire ni à comprendre un texte simple et de la vie de tous les jours comme des étiquettes, des modes d’emploi, des courriers administratifs, des formulaires d’inscription ou des horaires de train.
Très peu, cependant, osent l’admettre et moins de 5% suivent des cours de remise à niveau. Le poids de la honte est trop lourd, sans parler des risques de perte d’emploi. Oubli de lunettes, douleur à la main, méconnaissance du français… Mille petites excuses servent alors pour se cacher au quotidien.
Quand le numérique fait la lumière sur l’illettrisme
Mais esquiver le problème ne sera bientôt plus possible. Pour les personnes en difficulté, les moyens de rester dans l’ombre vont se réduire de plus en plus avec l’avancée du numérique. La digitalisation gagne tous les corps de métiers, même manuels, et avec elle les exigences en matière d’écrit augmentent. Consciente du phénomène, la Fédération Lire et Ecrire a mené en partenariat avec la Confédération un vaste projet sur l’illettrisme et les nouvelles technologies. En lien avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la formation continue, en début d’année, leur prochain colloque national se focalisera sur comment mettre les avancées numériques à profit du combat contre l’illettrisme.
Mais à l’ère du langage sms et des correcteurs orthographiques, la vie des personnes à faible littératie n’est-elle pas déjà facilitée ? Et quid des programmes d’apprentissage en ligne, souvent gratuits, et accessibles partout ? « Ce n’est pas une solution » estime Edina Bernardinis, formatrice pour Lire et Ecrire. « Ces personnes ont souvent une très mauvaise estime d’elles-mêmes et renoncent lorsqu’elles ne comprennent pas le logiciel, en se disant que ce sont elles qui sont bêtes… » L’utilisation du smartphone et de l’ordinateur fait cependant partie du programme des cours et les demandes de la part d’élèves sont nombreuses. « Certains sont nettoyeurs en salle blanche et même eux reçoivent leurs instructions par e-mail. »
En 2007, Lire et Ecrire a sondé les participants de ses cours pour savoir s’ils estimaient leurs compétences en lecture et en écriture suffisantes pour répondre aux exigences de leur vie professionnelle. Un tiers d’entre eux a répondu non. Dix ans plus tard, cette proportion a doublé : 62 % des élèves se considèrent démunis. Parallèlement, la maîtrise des moyens de communication est devenue une compétence de base indispensable.
J’ai de l’espoir : avant, les personnes ayant eu des faiblesses à l’école décrochaient pendant trois décénnies. Aujourd’hui ce décrochage n’est plus possible.
Pour la directrice de l’association, Brigitte Pythoud, la progression du numérique apporte à la fois une ouverture et une hausse des difficultés. L’accès aux ressources informatiques s’est démocratisé. Les outils d’assistance deviennent de plus en plus répandus et performants. Et entre les e-mails, les messages et les réseaux sociaux, on n’arrête pas d’écrire.
Mais l’accès seul ne suffit pas : encore faut-il disposer des compétences d’information nécessaires pour pouvoir utiliser ces outils. Et les catégories de populations les plus à risque d’avoir une faible littératie, comme les seniors, les personnes à revenu modeste ou à bas niveau de formation, sont aussi les plus larguées sur le plan digital.
Le problème est plus grave que la honte personnelle ressentie face à l’incapacité de rédiger ou lire un texte : c’est toute la participation à la vie sociale, civique et économique qui est en péril. En agissant comme une révélatrice du phénomène, la numérisation va également le rendre plus difficile à négliger de la part des autorités. Et pour la Fédération Lire et Ecrire, le premier obstacle à vaincre pour l’enrayer est le tabou entourant l’illettrisme.
Des témoins formés à briser le tabou et les préjugés
Car l’illettrisme reste très souvent un douloureux secret, qui n’est assumé que lorsqu’il n’y a plus d’autre issue. Manuela, 54 ans, a dû se résoudre à faire face à sa peur de l’écrit lorsque ses enfants ont quitté la maison. Cette concierge d’origine espagnole a fondé une famille en Suisse, son pays d’adoption. Ayant déjà des problèmes de lecture et d’écriture dans sa langue maternelle, passer au français n’a rien arrangé. Alors c’est sa fille qui rédigeait les mots adressés aux habitants de l’immeuble et les courriers pour la gérance.
Qu’un jeune ne puisse pas lire, je ne peux pas le supporter
Manuela, comme Dorice, suit une formation d’ambassadrices avec l’association Lire et Ecrire, une formation mise sur pied depuis 2017 pour aider des élèves et anciens élèves à parler de l’illettrisme dans l’espoir d’en convaincre d’autres de sortir du bois. Déclinée en cinq journées, elle est suivie actuellement par six personnes en Suisse romande. Elles seront appelées à s’exprimer devant des classes, dans des cours de remise à niveau ou à répondre aux demandes d’interview.
Les participants apprenant à évoquer leur expérience, mais également à gérer les médias. Car témoigner ne doit pas compromettre la situation personnelle et professionnelle des ambassadeurs explique Cristiana Cavaleri, la responsable de la formation : savoir quand demander l’anonymat, quels détails livrer et comment ne va pas de soi pour tout le monde, en particulier pour les personnes qui ont des problèmes pour s’exprimer. On devine un souci de préserver les élèves, déjà peu nombreux. « Nous avons beaucoup de témoignages de personnes qui montent et redescendent les escaliers avant d’oser pousser la porte d’un cours Lire et Ecrire… »
Pas toutes les personnes souffrant de faiblesses en littératie ne le reconnaissent, et peu l’assument au point de chercher à y remédier. Accepter de témoigner, c’est encore un pas supplémentaire. Pour Dorice, il s’agit d’une victoire personnelle : « avant, je n’osais en parler à personne. Il n’y a que mes enfants qui savaient, et qui m’ont encouragée à prendre des cours. Mais maintenant, je n’ai plus peur. Je suis prête à affronter tout ça. » De son côté, Manuela gère désormais sans aide l’administratif de la conciergerie. Si elle témoigne, c’est parce qu’elle est alarmée que la jeune génération présente les mêmes signes de faiblesse en littératie.
AUDIO – Manuela, ambassadrice et participante des cours Lire et Ecrire
Peu de gens comprennent que des personnes parlant couramment français, et parfois au sein de leur propre entourage, puissent avoir de la peine à lire ou écrire. Pour enrayer les nombreux préjugés autour de cette réalité sociale et pour encourager les personnes en difficulté à suivre un cours, Lire et Ecrire a lancé en septembre, en partenariat avec les cantons, une nouvelle campagne de sensibilisation.
VIDEO – Simplement mieux : une campagne pour briser les tabous
La campagne s’accompagne d’un volet promotion envers les entreprises pour qu’elles offrent des cours de soutien à leurs employés. Mais la démarche peut s’avérer à double tranchant : une fois munies d’outils pour repérer les personnes à faible littératie, les employeurs sont à même de les débouter dès l’embauche.
Car savoir lire et écrire sont des acquis dont on ne tolère pas l’absence dans nos sociétés occidentales, où la qualité de l’instruction publique est une fierté de civilisation. Bien plus qu’une faillite sociale, l’illettrisme est considéré comme l’échec individuel de ceux qui le manifestent. La baisse générale des exigences qualitatives au niveau de l’écrit dans la communication multimédia ne bride pas pour autant la dénonciation de ceux qui s’expriment mal ou font des erreurs d’orthographe sur les réseaux sociaux. L’émergence d’une nouvelle catégorie d’illettrés, ceux du numérique, ne nous rend pas plus tolérants envers ceux des chiffres et de l’alphabet.
Pourtant, même l’école est consciente que les méthodes pédagogiques les plus modernes ne peuvent garantir un taux de réussite à 100%. C’est là que réside la chance à saisir du numérique : un autre moyen d’apprendre.
∗prénom d’emprunt
Texte & photos : Sarah Carroll