Avec sa stratégie énergétique acceptée par le peuple suisse en 2017, la Confédération a fixé un plan ambitieux d’adoption des énergies renouvelables et de réduction de la consommation de courant d’ici à 2050. Mais la main-d’œuvre pourrait manquer pour atteindre ces objectifs. Décryptage.
L’entreprise Helion se situe dans le canton de Soleure. Spécialisée dans le solaire photovoltaïque et les accumulateurs d’énergie, son activité est en plein essor. Noah Heynen – son directeur général – mentionne que si la société comptait 150 employé(e)s début 2020, elle atteint aujourd’hui le chiffre de 400 travailleurs et travailleuses. Une dynamique impressionnante qui n’est pas près de s’arrêter puisque pas moins de 700 personnes devraient être embauchées dans les cinq années à venir.
De son côté, Swissolar – l’association des professionnels du solaire – confirme cette tendance et indique une augmentation du marché du photovoltaïque de 30 % en 2020. Une évolution logique faisant suite à l’acceptation par le peuple suisse, le 21 mai 2017, de la loi révisée sur l’énergie. Cette dernière, visant notamment la sortie progressive de la Suisse du nucléaire, implique une transformation du système énergétique du pays. Dès lors, les objectifs fixés requièrent des mesures drastiques pour réduire notre consommation – en particulier au niveau des bâtiments – ainsi que pour promouvoir les énergies renouvelables indigènes. Comme le confirme le graphique ci-dessous, l’expansion du photovoltaïque n’est pas près de s’estomper dans les années à venir, bien au contraire.
Ce changement de paradigme ne pourra se faire sans une main-d’œuvre conséquente. Chez Helion, si l’augmentation récente du nombre d’embauches est spectaculaire, Noah Heynen précise que l’entreprise n’a tout de même pas pu grandir comme elle l’aurait souhaité, faute de recrutement. Le directeur général évoque le terme de pénurie et reconnait qu’il s’agit d’un des grands défis de la société. Même son de cloche chez Groupe E, groupe romand de l’énergie. « Il faut de la main-d’œuvre, mais étant donné la croissance du marché, on la trouve très difficilement, voire pas du tout », admet Luciano Ponti, directeur des ressources humaines.
« Ce n’est que l’apéro de la pénurie»
Marc Muller – ingénieur en énergies et consultant chez Impact Living – n’y va pas par quatre chemins : il s’agit bel et bien d’une pénurie, et nous en serions qu’à l’apéro, autrement dit à ses prémices. Selon lui, si la Suisse veut réussir sa transition énergétique, elle doit accélérer le mouvement, que ce soit dans le domaine des énergies renouvelables ou de l’isolation des bâtiments. Et par conséquent, avoir les forces disponibles.
Pour illustrer son propos, l’ingénieur indique qu’en Suisse environ 6 000 personnes travaillent actuellement dans le milieu du solaire et qu’il en faudrait dix fois plus pour répondre aux besoins liés à la transition énergétique. Autre chiffre symptomatique du retard déjà pris par la Confédération, sur les 5 000 MW de capacité installée qui devaient être posés chaque année depuis 2020 pour atteindre les objectifs fixés, seulement 450 le sont aujourd’hui.
Il n’y a pratiquement pas de Suisses prêts à poser des panneaux photovoltaïques Lionel Perret, responsable média et politique chez Swissolar
La main-d’œuvre étrangère, une solution partielle
Quels sont les métiers dont la Suisse a besoin le plus urgemment ? Dans le cas de l’installation d’un panneau solaire, deux professions se distinguent : l’installateur-électricien, qui est responsable des raccordements électriques, et le monteur, qui pose le panneau en toiture ou en façade. Cette dernière profession ne demande pas de compétence particulière, mais, d’après Lionel Perret – responsable média et politique au sein de Swissolar -, est boudée par les Suisses et Suissesses : « Il n’y a pratiquement pas de Suisses prêts à poser des panneaux photovoltaïques », affirme-t-il. Cependant, il est possible de se tourner vers l’étranger pour trouver les bras nécessaires.
Selon Jocelyn Spertini – directeur de formation pour l’Association cantonale vaudoise des installateurs-électriciens (EIT.vaud) et l’Association vaudoise des Installateurs de chauffage et ventilation (AVCV) -, la main-d’œuvre peut en effet être importée pour les métiers nécessitant peu de compétences. « Vous avez besoin de quinze personnes demain ? Téléphonez à deux entreprises d’intérim, ils les fournissent sans aucun souci. C’est le personnel qualifié qui manque en Suisse », assure-t-il.
AUDIO – « Vous trouverez toujours de la main-d’œuvre sans qualification », Jocelyn Spertini, directeur de formation pour l’Association cantonale vaudoise des installateurs-électriciens.
Le secteur de la rénovation des bâtiments aussi touché
Le domaine du solaire est essentiel à la transition énergétique, mais il n’est pas le seul. La rénovation du bâti est un secteur tout aussi prépondérant. Dans ce registre, l’isolation des bâtiments et la transformation des chaudières à mazout sont primordiales. Sur ce dernier point, Noah Heynen explique que pour la mise en place d’une pompe à chaleur, c’est un installateur en chauffage qui est nécessaire. Branche qui, à l’instar de celle des électriciens, ne compte pas assez d’apprentis.
Pour Jocelyn Spertini, trouver la main-d’œuvre propice à la rénovation des bâtiments est tout autant problématique que celle liée à l’énergie solaire. « Il faut aussi considérer les besoins nécessaires pour consommer moins de CO2, par l’isolation des bâtiments ou des toitures, par la reconversion de chaudières à énergie fossile par des chaudières à énergie renouvelable. »
Nous n'avons pas levé l'armée de la transition dont nous avons besoin Marc Muller, ingénieur en énergies
Constat identique de Marc Muller pour qui la pénurie dans le bâtiment est même bien pire que celle dans le solaire. L’ingénieur estime que la main-d’œuvre relative aux métiers de la transition dans ce secteur devrait être huit fois plus importante que celle disponible actuellement. « Nous n’avons pas levé l’armée de la transition dont nous avons besoin », proclame-t-il. Bref, que ce soit dans le domaine du photovoltaïque comme dans celui de la rénovation des bâtiments, la Suisse fait face à un défi immense et, aujourd’hui, ne possède pas les forces pour le relever.
AUDIO – « On doit aller 8 à 10 fois plus vite pour rénover les bâtiments », Marc Muller, ingénieur en énergies.
La valorisation et la formation comme clés
Mais alors, que faire ? La Confédération – contactée par le biais de l’Office fédéral de l’énergie – répond laconiquement que « la promotion de la formation et le marché du travail attrayant devraient permettre de réunir à temps la main-d’œuvre nécessaire. » La formation est certes une piste qui semble viable au premier abord, à condition d’être suffisamment attractive. Pour Noah Heynen les jeunes à la recherche d’un emploi veulent d’un métier qui a du sens afin de « faire partie de la solution », l’argument climatique serait donc suffisant.
Martial Monney – professeur pour les installateurs-électriciens à l’École professionnelle artisanale et industrielle (EPAI) de Fribourg – ne pense, quant à lui, pas de la même façon. D’après son expérience, la transition énergétique n’est pas un élément de motivation suffisant pour les apprentis. Il reconnait en revanche qu’il est essentiel de promouvoir les métiers propres à la transition énergétique. S’agissant d’activités souvent difficiles physiquement et parfois choisies par dépit, le professeur mentionne les perspectives d’avenir de ces professions comme élément de promotion de la branche et n’hésite pas à affirmer que les entreprises devraient être attrayantes d’un point de vue salarial.
AUDIO – Martial Monney, professeur pour les installateurs-électriciens à l’EPAI de Fribourg, évoque les motivations des apprentis à avoir choisi la branche.
Si certaines entreprises sont réticentes à établir une attractivité pécuniaire – ne voulant pas créer un déséquilibre salarial – elles sont néanmoins conscientes de la problématique et tentent d’agir en proposant des solutions. Parmi ces dernières, le soutien à la reconversion professionnelle. Noah Heynen cite la création de l’Helion Academy, une école fondée par Helion où des cours sont donnés à des personnes issues d’un autre secteur qui peuvent ensuite rejoindre l’entreprise. À titre d’exemple, ce programme aurait déjà permis de réorienter des ramoneurs – une profession en voie de disparition – vers des métiers de la transition.
Les grands groupes romands de l’énergie tentent eux aussi d’apporter leur pierre à l’édifice. Alors que Groupe E met actuellement en place un projet pour former des installateurs de panneaux photovoltaïques, Romande Énergie est passé de deux à quinze offres de formations d’électriciens de réseau. Au niveau politique, des prises de conscience naissent également. Le membre du Grand Conseil vaudois, Nicolas Suter, a déposé – en collaboration avec Marc Muller – une motion pour favoriser la transition de carrière vers les métiers de la transition énergétique. Dans l’attente d’une réponse au Grand Conseil vaudois, cette démarche reste pour l’instant sans finalité concrète.
Une absence d’outils à grande échelle
Pour les personnes qui ne parviennent pas à bénéficier de ces outils disparates, mais veulent se réorienter vers un métier de la transition énergétique, elles n’ont d’autre choix que de se jeter sans filet dans la branche. Le parcours de Samuel Duarte en est l’exemple parfait. Maçon de formation, en 2016, il rejoint une entreprise spécialisée dans la pose de panneaux solaires après un passage dans une agence temporaire à faire du placement de personnes. Sensible aux enjeux environnementaux, sa reconversion professionnelle a moins été une trajectoire structurée qu’un enchainement d’opportunités. Si sa situation actuelle lui convient, il reconnait tout de même les limites et les difficultés liées à celle-ci, tout en sachant que peu d’alternatives lui auraient permis d’arriver au point où il en est aujourd’hui.
VIDÉO – « On apprend un peu tout sur le tas », Samuel Duarte, de maçon à associé dans une entreprise spécialisée dans la pose de panneaux solaires.
Les moyens existants pour effectuer une reconversion professionnelle sont donc trop peu nombreux, trop ponctuels et représentent une goutte d’eau dans l’océan de la main-d’œuvre nécessaire à la transition énergétique. « Il n’y a aucun outil à la bonne échelle aujourd’hui », mentionne Marc Muller. L’ingénieur cite notamment les offices de placement, qui s’empressent de replacer les gens aussi vite que possible et ne laissent aucune chance à une éventuelle requalification, comme exemple symptomatique de l’état des choses. Jocelyn Spertini ajoute qu’il n’existe en effet pas de plan qui permet d’effectuer une réorientation professionnelle, la seule solution actuelle consistant à se lancer dans un apprentissage…
La main-d’œuvre est un élément primordial de la transition énergétique et la pénurie à laquelle fait face la Suisse pourrait faire péricliter la stratégie de la Confédération. Qui plus est lorsque, comme le rappelle le politicien PLR Nicolas Suter, il faut également travailler sur les autres tableaux tels que le financement ou l’acceptation sociale des mesures mises en œuvre. Si 2050 approche à grands pas, le chemin pour atteindre les objectifs fixés est encore long à parcourir.
Marvin Ancian
Photos : Keystone