La crise sanitaire a accéléré le mouvement vers le numérique. La prostitution, pourtant éminemment charnelle, n’y fait pas exception. Plus qu’un passage momentané dans les espaces désincarnés du web, la pandémie a redéfini en profondeur le travail du sexe. Ce déplacement dans le numérique a toutefois privé les prestataires et les clients de tout encadrement.
À côté de son travail dans les soins, Sophie* filme sa vie sexuelle pour des abonnés. Nous la rencontrons dans un parc, au bord du lac de Neuchâtel, loin de chez elle. Elle préfère rester discrète sur ses activités numériques pour des questions de réputation professionnelle. Mais aussi parce qu’on a essayé de lui extorquer de l’argent. Un de ses abonnés avait reconnu son lieu de travail. Il demandait 500 francs pour son silence.
Comme Sophie, des centaines de femmes et d’hommes partagent leur intimité sur le web contre de l’argent. Et nombreux sont ceux qui ont développé leur vie numérique alors qu’un virus immobilisait la société.
16 mars 2020. Le Conseil fédéral tient une conférence de presse qui restera dans les annales. Parmi les branches économiques interdites à minuit le jour même, la prostitution.
Des milliers de personnes souvent précarisées et vulnérables se voient interdire d’exercer. Ce ban a lieu de mars à juin puis en novembre et en décembre 2020. Il force le travail du sexe à se réinventer sous une forme numérique voire à se redéfinir en profondeur.
À Fribourg, par exemple, le mouvement vers le numérique pendant les mois d’interdiction est particulièrement clair. D’un côté, les maisons closes et la police des mœurs recensent « une baisse de moitié » des activités de prostitution sur l’ensemble de l’année. De l’autre, l’association Grisélidis, dédiée à la protection des travailleuses du sexe, voit son standard exploser. Les demandes d’aide d’urgence et au retour doublent presque en 2020.
Plein de femmes qu’on n’avait jamais vues sont arrivées à la permanence. Noémie Schroeter, Grisélidis
« Plein de femmes qu’on n’avait jamais vues sont arrivées à la permanence », explique Noémie Schroeter, l’une des cinq employées de la petite structure. « Elles exerçaient dans le canton mais pas dans les lieux dont on avait l’habitude ». Des femmes au profil socioéconomique différent des bénéficiaires habituelles de l’association ; plus jeunes, plus à l’aise avec les outils numériques et avec les langues. Ce sont des qualités précieuses pour maîtriser les plateformes sur internet, qu’elles investissent.
ECOUTER: « Il n’est pas toujours évident d’avoir accès à ces personnes », estime Zoé Blanc-Scuderi, membre de l’association Fleur de pavé. AUDIO
Un marché en pleine croissance
Les outils numériques ouvrent le champ des possibles pour un travail du sexe qui peut aller jusqu’à être entièrement désincarné. « Nous pouvons penser au sein d’un même continuum une prestation concrète – du type racolage de rue – ainsi qu’une prestation hybride – telle que l’utilisation d’annonce en ligne pour un service sexuel concret – et finalement une prestation totalement numérique comme le livecam, » explique Salomé Donzallaz, chercheuse à l’Université de Neuchâtel. « Livecams », comprenez des visioconférences sexualisées et tarifées.
Les gens qui viennent sur notre site restent en moyenne une dizaine de minutes. C’est beaucoup. C’est un signe que la demande ne faiblit pas Bradley Charvet, FGirl.ch
L’offre en ligne est difficile à quantifier tant elle est globale et nébuleuse. Salomé Donzallaz relève que les plus des importants des sites qui hébergent ces services –LiveJasmine et autres OnlyFans– sont basés à l’étranger et sont plutôt avares en transparence. En Suisse romande, celui qui se revendique comme le leader de l’annonce érotique en ligne est plus loquace. Bradley Charvet, directeur de FGirl.ch, affirme que son site engrange entre 2,2 et 3 millions de visites mensuelles, contre 1,2 million avant la pandémie –un chiffre à diviser par trois pour avoir le nombre d’utilisateurs. « Les gens qui viennent sur notre site restent en moyenne une dizaine de minutes. C’est beaucoup. C’est un signe que la demande ne faiblit pas, » avance Bradley Charvet.
L’hybride, une nouvelle façon de démarcher
Sur FGirl.ch, la plupart des 1500 travailleuses du sexe sont des professionnelles et proposent des rencontres physiques et tarifées. « C’est une concurrence qui est ressentie sur le terrain, » par les travailleuses du sexe « classiques » assure Noémie Schroeter, de l’association Griselidis. Une concurrence qui peut accentuer l’isolement de personnes qui n’ont pas l’occasion de croiser des collègues. « Ce n’est pas nouveau, mais la tendance s’est accentuée avec la crise sanitaire, » abonde Zoé Blanc-Scuderi, sexologue et membre de l’association vaudoise Fleur de pavé.
Pour lutter contre l’isolement, la thérapeute lausannoise a lancé en 2018, avec d’autres, une plateforme de racolage « éthique », CallMeToPlay.ch (« appelle-moi pour t’amuser »). Les annonces y sont gratuites pour les prestataires, des ressources d’assistance proposées et un forum réservé aux prostituées visent à briser la solitude d’un métier qu’il est désormais possible exercer sans sortir de chez soi. Une initiative qui se veut éthique mais qui manque de moyens et donc de visibilité sur les moteurs de recherche. Difficile de rivaliser avec les dizaines de milliers de francs investis dans le marketing chez FGirl.ch, par exemple. « Si seulement les gens y allaient, » souffle une source du milieu.
Et les risques ne concernent pas que les prestataires. Les clients peuvent eux aussi être grugés par des annonces fictives faites de photos volées. « On demande au client de payer en ligne et, quand il se rend au lieu de rendez-vous, il n’y a personne, » alerte le chef de la brigade des mœurs genevoise. Le même phénomène a été signalé à Fribourg et est l’un des symptômes d’un commerce désincarné qui peut être piloté de l’autre bout de monde.
Le 100% numérique, du sexe sur le web
À l’extrémité du spectre du travail du sexe numérisé, désirs et séduction s’expriment sans contact physique. Les rapports virtuels n’en demeurent pas moins tarifés. Dans ces sphères se côtoient des personnes aux démarches bien différentes. Il y a les « performeuses » des livecams qui optimisent leurs gains en travaillant depuis des pays où la vie coûte moins cher. « Selon une estimation, il y aurait quelque 5000 studios à Bucarest, » explique la chercheuse Salomé Donzallaz. L’industrie des livecams rapporterait plusieurs dizaines de millions par année et interroge la notion même de travail du sexe ; des prestataires à l’étranger, des clients en Suisse –entre autres– et un acte qui se passe essentiellement sur des serveurs. Et dans l’imagination de chacun. Un casse-tête pour les autorités.
« Si la fille est à l’étranger, on n’est pas compétent pour intervenir, » explique le lieutenant de police en charge des mœurs à Genève, qui souhaite rester anonyme. « Juridiquement, c’est compliqué ». Mais même quand la fille n’est pas à l’étranger, la situation reste floue. Et pour ne rien simplifier, nombre de quidams saisissent ces nouveaux espaces virtuels pour des raisons qui ne sont pas financières. Briser les tabous autour du sexe, s’émanciper, s’exprimer sans peur d’être stigmatisé –et flirter, ce faisant, avec les limites de la loi.
S’émanciper en ligne
Ana* a 32 ans et travaille dans l’édition, quelque part dans le canton de Fribourg. Après une rupture difficile, elle a voulu se réapproprier son corps. A côté de son emploi « normal », elle passe une dizaine d’heures chaque semaine à poser et à publier des photos dénudées d’elle, pour lesquelles ses 300 « abonnés » paient un abonnement. « J’ai des gens hyper sympas, explique-t-elle. Parfois, ils me demandent s’ils peuvent me voir, si je fais du ‘réel’. Mais je ne cherche pas à rencontrer quelqu’un. Ma démarche est interactive et artistique, avant tout. »
Sophie* aussi le voit comme une forme d’émancipation. « Je suis aide-soignante, j’ai une vie de famille et j’ai mes webcams, » dit-elle quand on lui demande de se présenter. Depuis trois ans, la Suissesse publie des photos érotiques sur les mêmes plateformes qu’Ana « pour reprendre confiance en soi ». Et le dialogue avec sa trentaine d’abonnés est au cœur de ce qu’elle qualifie de hobby ; « Je ne me vois pas comme ‘nue’ ou ‘semi-nue’ sur ces plateformes. Je suis une personne, j’ai des vraies relations sociales avec mes abonnés. On me parle de soucis de couple, des enfants, des vacances, on me demande quoi offrir pour la Saint-Valentin. »
Brice*, lui, ne trouve pas son compte dans les interactions sur ces plateformes. Pour lui, publier des photos est avant tout une démarche militante. « Il n’y a pas de tabou, il n’y a rien de dramatique » à montrer des photos érotiques d’hommes, assure-t-il. C’est aussi un fantasme personnel et une façon de se valoriser, analyse-t-il.
ECOUTER: Brice raconte ses motivations. AUDIO
Des frontières poreuses entre virtuel et réel
Le trentenaire n’en est pas resté qu’au numérique. Parfois, les rapports sont devenus bien réels avec certains de ses abonnés. Brice s’est fait payer pour ses prestations. Mais il ne se reconnait pas dans le terme de « prostitué ». « C’est quelque chose d’hybride, de nouveau, la terminologie et son acceptation ont encore du retard. Je conçois que la limite est fine. J’aime bien ‘performeur’ ».
Ana aussi a vu « une ou deux fois » des gens « en vrai ». Sophie y a pensé mais l’insécurité l’inquiète trop pour franchir la barrière du réel. « Peut-être pour un café », dit-elle. Le contrôle fait partie des éléments appréciés qui permettent de s’exprimer sans crainte et de pouvoir couper court facilement en cas de problème. En théorie. Car quand un de ses abonnés a réussi à identifier son employeur et tenté de la faire chanter, Sophie a pris peur. « J’ai hésité à payer les 500 francs qu’il me réclamait, se rappelle-t-elle, mais mon mari m’a encouragé à aller à la police ». L’instruction pénale est toujours en cours.
Car lorsque des travailleurs du sexe numériques franchissent la frontière du réel, « le risque de violences est réel », estime le patron des mœurs, à Genève. Les enregistrements, obligatoires dans le canton, sont là pour prévenir ce genre de dérives, affirme-t-il. Les enjeux de la numérisation sont « un point d’attention », dit le lieutenant. Toutefois, aucun inspecteur n’est dédié uniquement au numérique. Pas davantage à Fribourg.
Et les associations peinent à suivre ces filles. D’une part, parce qu’elles ne se considèrent pas comme prostituées, estime Zoé Blanc-Scuderi, de Fleur de pavé. Et d’autres part, « les travailleuses sociales n’ont pas les connaissances nécessaires ». Ce ne sont pas les mêmes besoins que pour la prostitution de rue, renchérit Noémie Schroeter, de Grisélidis. « Ça nous inquiète, bien sûr. Mais on se dit qu’elles ont accès à internet, à l’information, à la langue ».
Aujourd’hui, celles et ceux qui battaient le pavé avant la pandémie y sont pour la plupart retourné, selon les connaisseurs du milieu. La demande pour du sexe hybride et numérique reste néanmoins importante, en témoignent les chiffres en pleine croissance des nombreuses plateformes en ligne.
REGARDER: la redéfinition du travail du sexe par le numérique, « une tendance lourde » pour Salomé Donzallaz, sociologue. VIDEO
Isolement, flou juridique, absence de gouvernance et manque de ressources, le travail du sexe fait face aux mêmes enjeux que les autres industries qui s’installent sur le web. Les démarches personnelles émancipatrices des unes côtoient les business modèles de grandes entreprises du sexe. Au cœur de ces relations, clients et prestataires se retrouvent privés d’encadrement pour le pire et pour le meilleur. « Peut-être qu’au final, tant mieux qu’on n’ait pas légiféré, philosophe Zoé Blanc-Scuderi. C’est bien de garder des espaces de liberté –tant qu’on arrive à protéger les personnes qui sont exploitées ».
* Noms d’emprunt.
Texte: Michael Maccabez. Enquête menée avec Valentine de Dardel.
Images (sauf contre-indication): Valentine de Dardel