Les coûts de la santé explosent et se répercutent sur les primes de l’assurance-maladie. Pour contrer ces hausses, de plus en plus d’assurés contrôlent leurs factures médicales pour dénoncer d’éventuels montants facturés à tort. Une démarche encouragée par divers acteurs du domaine, mais qui n’a rien d’une promenade de santé, comme en témoigne l’expérience de Danielle, une fringante retraitée vaudoise qui s’est lancée dans l’aventure.
Au printemps 2023, Danielle se penche sur une facture adressée par une médecin spécialiste qu’elle consulte depuis plusieurs années. Elle est dubitative face à certaines prestations facturées et se procure l’historique des documents émis par cette cardiologue. Elle y découvre de nombreux points qui lui semblent utilisés de façon abusive et en fait part à sa médecin qui lui répond que tout est conforme.
>> A voir: Danielle s’interroge à propos d’une facture de sa cardiologue
Tout aurait pu en rester là sans l’opiniâtreté de Danielle. Car le contrôle des factures est d’abord une obligation légale pour les assureurs et « le cœur de leur métier », comme le revendique Adrien Kay, responsable communication de Curafutura, l’association faîtière de certains assureurs du pays.
Chaque année, ce sont plus de 100 millions de factures qui sont vérifiées par les assureurs maladie et plus de trois milliards de francs qui peuvent être économisés. SantéSuisse, Curafutura
Des erreurs résistantes aux filtres des assureurs
Malgré ces chiffres imposants, ce système de contrôle par les assureurs serait clairement insuffisant selon la conseillère nationale et médecin Brigitte Crottaz, membre de la commission de la santé du Conseil national. La socialiste relève que les assureurs se bornent à utiliser des logiciels qui leur permettent de voir si les prestations sont compatibles avec d’autres.
Beat Bürgenmeier, professeur honoraire de la Faculté d’économie et de management de l’Université de Genève, ajoute que les assurances ont des statistiques qui leur donnent pour chaque maladie une certaine marge de coûts et que, dès que les factures sont dans ces marges, elles ne vérifient pas si la prestation a été fournie ou non.
Mais surtout, l’assureur n’est pas présent lors d’une consultation et ne peux pas savoir si elle a duré dix minutes bien que facturée vingt ou si un acte a été effectué ou non. Seuls les patientes et les patients sont en mesure de contrôler ces aspects de leurs factures médicales.
C’est ce qu’a fait Danielle, sur le conseil de la Fédération Suisse des Patients (FSP). Passage obligé: se plonger dans le TARMED, la grille tarifaire des prestations médicales ambulatoires du pays.
Comprendre ses factures
Le TARMED, ce sont 4600 positions tarifaires qui couvrent l’ensemble des prestations médicales ambulatoires avec un tarif à la prestation. Ce système de tarification se traduit sur les factures, avec une grande opacité, sous forme de descriptifs de prestations, de codes, de chiffres, de quantité facturée par position et de valeurs de points.
A cela s’ajoute toute une ribambelle de règles, comme des positions qui ne peuvent pas cohabiter sur une même facture ou, à l’inverse, d’autres qui ne peuvent être inscrites l’une sans l’autre. Enfin, il y a tout un aspect d’interprétation de certaines prestations qui rend très difficile le contrôle d’une facture et encore plus la découverte d’une erreur.
A l’assaut du TARMED
Ce système rend les factures illisibles pour la plupart des assurées et assurés. A tel point que la Fédération Suisse des Patients (FSP), en collaboration avec la Fédération Romande des Consommateurs (FRC), offre ponctuellement une formation intitulée « Lire et et analyser une facture médicale ». Cet atelier de deux heures donne des clés pour décrypter ses factures et repérer d’éventuelles erreurs.
>> A écouter: l’avis de participants à la formation de la FSP
Rien de tel pour Danielle qui, portée par sa persévérance, estime qu’il n’est pas nécessaire « d’avoir fait des études supérieures » pour comprendre ce système et qu’une « certaine base » et la « volonté de prouver ce qu’on dit » sont suffisantes pour interpréter ses factures.
Forte de cette détermination et après des heures de déchiffrage, la Vaudoise découvre que près du tiers du montant d’une de ses factures est indu. En analysant ses factures passées, elle constate que certaines positions litigieuses sont facturées de façon systématique par sa cardiologue depuis des années.
Sur huit factures, j’ai constaté que plus de quarante postes n’avaient rien à voir avec les consultations que j’avais eues avec ma médecin, cela représentait un montant de 1300 francs ! Danielle, retraitée vaudoise
Ces facturations abusives récurrentes
Parmi les points TARMED facturés en trop figurent: « Instruction avant examen », « Entretien avec le patient ou ses proches avant intervention », « Petit examen par le spécialiste de premier recours », des positions souvent utilisées à mauvais escient, selon Brigitte Kohler, consultante à la FSP.
Cette spécialiste révèle que l’erreur la plus courante concerne la position « Étude du dossier en l’absence du patient » qui serait « mal utilisée dans plus de 90 % des cas ». Suit le rallongement de la durée des consultations par le cumul de certains points, pouvant parfois transformer une consultation effective de vingt-trois minutes en marathon fictif de deux heures trente.
Si certaines des erreurs commises par les médecins sont volontaires dans un but pécuniaire, nombreuses sont dues à la méconnaissance du TARMED. Charles Steinhäuslin, médecin et président de la Commission de modération des honoraires de la Société Vaudoise de Médecine (SVM), se dit effaré par « le nombre de médecins qui n’ont aucune idée de cette structure tarifaire et qui laissent leur secrétaire faire le travail ». Des propos confirmés par Brigitte Kohler.
>> A écouter: Brigitte Kohler sur la méconnaissance du TARMED par certains médecins
Danielle, notre assurée vaudoise, a repéré de nombreuses erreurs, mais son épopée ne s’arrête pas là. L’étape suivante consiste à les faire reconnaître pour obtenir une rectification de ses factures et leur éventuel remboursement.
Contester ses factures
La première chose à faire en cas de litige est de demander des explications au médecin qui a émis la facture. Une entreprise délicate car, en cas de désaccord, le médecin peut menacer de rendre son dossier au patient, une pratique fréquente selon Yannis Papadaniel, responsable santé à la FRC. Une perspective qui a de quoi refroidir les clients, en particulier concernant la médecine générale qui connaît une pénurie de praticiens en Suisse.
Quand on vous jette par le fenêtre, vous rentrez par la porte, et quand on vous jette par la porte, vous rentrez par la fenêtre. Danielle, retraitée vaudoise
Quand les pros de la santé se renvoient la balle
Du côté de notre assurée vaudoise, sa médecin lui a simplement répondu par écrit que tout était conforme, arguments à l’appui. Elle s’est alors tournée vers son assureur qui la renvoie à sa cardiologue. Elle finit par déposer un dossier complet et argumenté auprès de la Commission de modération des honoraires de la Société vaudoise de médecine qui, après plusieurs relances, confirme les erreurs pointées par l’assurée et recadre la médecin incriminée.
>> A écouter: l’interminable parcours de Danielle
« Ça ne devrait pas se passer comme ça », régit Christophe Kaempf, responsable des relations publiques chez SantéSuisse, la plus grande faîtière des assurances maladie du pays, face au parcours jalonné d’embûches de Danielle. Le constat est le même du côté de Laurent Pugnère, de la Société neuchâteloise de médecine, qui affirme que, dans son canton, le plus grand intérêt est accordé aux contestations et qu’il en va de l’image de la profession.
L’assuré qui ne serait pas entendu et voudrait aller plus loin peut lancer une procédure en justice, « qui n’a aucune chance d’aboutir et dont les coûts dépasseraient celui du préjudice » indique Anne-Sylvie Dupont, co-directrice de l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel.
La contestation de factures est sans garantie
Malgré la difficulté de ces démarches, il n’est pas assuré que l’ensemble des factures concernées, courant sur plusieurs années, soit remboursé.
Une contestation à posteriori des factures déjà payées ouvre le champ à des démarches comptables, d’investigation et d’analyse, « un travail rébarbatif très complexe pour l’assureur ainsi que pour le médecin », indique Charles Steinhäuslin, de la SVM.
Un véritable chemin de croix, mais finalement couronné de succès pour Danielle qui a obtenu gain de cause et le remboursement des points facturés abusivement, ainsi que le recadrage de sa médecin spécialiste.
Un combat nécessaire
Sept mois de tractations face à des interlocuteurs qui se renvoient la balle, pour obtenir le remboursement d’une centaine de francs, correspondant à la quote-part payée par Danielle pour les montants indument perçus, et près de 1200 francs récupérés par son assureur. Un résultat qui peut paraitre dérisoire au regard des efforts déployés par notre assurée vaudoise.
Cependant, ses démarches ont permis de rappeler à l’ordre la médecin incriminée et d’éviter d’autres facturations erronées de sa part, participant ainsi, même de façon minime, au frein à l’augmentation constante des coûts de la santé.
Devenir un assuré « consommacteur »
Ce type de démarche est compliqué, mais nécessaire selon Brigitte Kohler, qui rappelle que seuls les patients qui ont participé à une consultation médicale sont aptes à contester certains aspects de leurs factures.
Un façon de devenir « consommacteur » dans un système de santé et de tarification qui semble ne bénéficier qu’aux médecins et aux assureurs. Les premiers touchent l’argent. Les seconds gardent la main sur le contrôle des factures, les données qu’elles génèrent et, ce faisant, conservent une forme de monopole dans le domaine de l’assurance-maladie.
Face à l’augmentation des primes de l’assurance-maladie, tout le monde a un rôle à jouer. Brigitte Kohler, consultante à la FSP
Pourtant, rares sont ceux qui se lancent dans cette aventure. A l’exemple de la Société de médecine du canton de Neuchâtel qui traite moins d’une dizaine de cas de contestation chaque année, selon Laurent Pugnère. Un chiffre constant, mais qui ne comptabilise que les personnes qui ont passé l’écueil de la compréhension du TARMED et qui ont décidé d’aller au bout de leur démarche. Une nécessité pour Danielle, dont l’odyssée n’avait pas pour objectif de récupérer l’argent versé en trop, mais était motivée par une question de principe.
>> A voir: le combat « exceptionnel » de Danielle
Les belles promesses du TARDOC
Le TARMED, considéré aujourd’hui comme obsolète, devrait être remplacé par le TARDOC, une nouvelle grille tarifaire présentée comme plus simple et plus adaptée. Elle devrait limiter les erreurs de facturation actuelles selon Philippe Eggimann, vice-président de la Fédération des médecins suisse (FMH), « car les partenaires tarifaires (médecins, hôpitaux, assureurs) en ont tenu compte dans l’élaboration de cette nouvelle structure tarifaire ».
Reste que la FMH et la faîtière Curafutura, à l’origine du projet, semblent être les seules institutions à s’enthousiasmer pour le TARDOC. Du côté de la défense des patients, des représentants politiques de tous bords et même de certains médecins, la conviction est que rien ne va s’améliorer et que le caractère incontrôlable des factures médicales reste promis à un bel avenir.
Ressources utiles: Fédération Suisse des patients (section romande) – TARMED Online Browser
Texte: Sébastien Blanc
Multimédia: Sébastien Blanc, Rémi Alt
Photos: Depositphotos